Réminiscences de feu



Dix jours, cinq heures et trente-sept minutes s’étaient écoulés depuis la destruction de Sanctum. Týr avait ressenti la terrible déflagration dans sa chair ; chaque cellule de son enveloppe charnelle s’était mise à vibrer, le précipitant contre la paroi de l’ascenseur où il se trouvait. Aujourd’hui encore, une onde lancinante de mort et de désolation continuait à le précipiter vers un abyme obscur. Un gouffre noir et profond s’était ouvert à l’emplacement de son cœur, engloutissant le bonheur ineffable de son amour pour Athéna.
Le dieu nordique leva les yeux vers le ciel immaculé. Matrice silencieuse de son essence divine, source inépuisable de sa vigueur surnaturelle. Dorian n’y trouva aucun réconfort. Le bleu azur semblait voilé d’une teinte grise ; le soleil brillait d’une lumière terne.

Partout où s’attardaient tes magnifiques yeux pers, un éclat surnaturel jaillissait de la matière. Ton sourire espiègle apportait mille couleurs aux tableaux les plus tristes. La symphonie de ta voix de cristal envoûtait les créatures terrestres et célestes alentour. Aujourd’hui, toutes pleurent l’absence de ton âme noble et sage.

Le poids de la fatigue accabla son dos épais et ses larges épaules. Un chargement de bois assez lourd pour éreinter un mulet mettait sa force physique à rude épreuve. J’aurai besoin de faire un feu, un beau feu, lui avait dit le chamane. S’il existait une chance même infime de revoir Athéna, alors Týr n’avait aucune intention de la laisser manquer pour un défaut de combustible.
Il serra les dents, secoua la tête afin de disperser les gouttes de sueur qui emperlait son visage résolu. Fourbus par l’effort, ses muscles tremblaient lorsqu’il atteint enfin le lieu du rendez-vous. Dorian poussa un râle de douleur et de soulagement en abandonnant sa charge à même le sol. Autour de lui se trouvait un terrain désaffecté, ceint de carcasses métalliques et autres débris du monde moderne. L’enclave, inaccessible en véhicule, ne laissait aucune prise aux nouveaux dieux : Heimdall et le Conseil de Sanctum s’en étaient assurés. En son centre trônait le portail menant au monde des dieux, dont l’emplacement était connu des seuls initiés. Dorian plissa les yeux jusqu’à distinguer un vortex aux formes mouvantes. Une partie de toi subsiste-t-elle de l’autre côté, Athéna ?
La déesse grecque s’était éteinte le 21 juin à Sanctum. Jusqu’à présent, son essence divine restait injoignable.

Týr ignorait les capacités réelles du chamane. Il ignorait même son identité véritable – ces choses-là ne se révèlent pas lors d’une première rencontre publique. Un dieu de la mort et du feu, certainement. Ou le disciple d’une telle divinité. À Philadelphie, contrairement au reste du monde, les charlatans et bonimenteurs se faisaient rares. Un grand nombre de dieux et demi-dieux aux pouvoirs bien réels leur faisaient concurrence. Peu appréciaient qu’on décrédibilise leur talent.
Dorian étira ses muscles endoloris, auxquels l’énergie céleste redonnait peu à peu de la vigueur. C’est lui qui avait exigé de venir ici, au plus près du lieu de sa mort. Là où les résidus de forces magiques se concentraient dans un magma instable.
Là où le rituel avait les meilleures chances de fonctionner.

Il ramassa une partie du bois et le disposa selon un ordre précis. Týr avait acquis ce savoir ancestral durant l’ère lointaine où les hommes se protégeaient du froid avec des peaux animales. Le dieu nordique percevait encore l’écho de leurs premières litanies, articulées de façon rudimentaire, qui s’élevaient vers le ciel dans une oraison maladroite. Un besoin d’ordre et de justice était né. De ces prières s’était cristallisée l’essence divine de Týr. Elle portait encore en elle la mémoire de chaque acte de foi depuis les origines.
Dorian s’accroupit devant son œuvre, puis fixa à nouveau le maelstrom.

— Non, Athéna. Tu n’as pas disparu comme la lumière d’une bougie que l’on souffle. Trop de croyants t’ont vénérée, adulée. Ta force et ta sagesse ont inspiré de grands empires. Ta noblesse a marqué l’humanité jusqu’à la fin des temps. Le souvenir de ta beauté fait encore battre mon cœur, que nulle autre n’a jamais touché de sa grâce.

Il ferma les yeux afin de visualiser le visage d’Irene, attendant le chamane qui lui apporterait enfin une preuve concrète d’espérer.