Juillet 2020


Cela faisait presque deux mois que le coeur de la jeune femme était totalement vide, pressé comme un citron, soumis à des sentiments négatifs que personne ne devrait connaître. Sa peur, son angoisse sous-jacente concernant les dieux et leur présence parmi les hommes était devenue permanente. Les problèmes incohérents de l’affaire du Moon & Stars Coffee, la disparition de la procureure Irene Whitestone qu’elle admirait tant, puis de son meilleur ami Amis Holden, étaient des choses qui lui tiraillaient le ventre à longueur de journée. D’apparence, la jeune lieutenante était toujours aussi sérieuse, rigoureuse et professionnelle. Elle s’investissait bien plus que la majorité des autres employés du commissariat. Mais la véritable raison de ce dévouement sans faille pour son travail était sa fuite en avant de sa situation personnelle chaotique. Cela dit, si la chose n’avait toujours pas été détecté par son entourage professionnel, c’est parce que la lieutenante faisait toujours aussi bien son travail. Agissant comme si elle avait des oeillères, une fois au bureau son esprit restait focalisé sur les affaires qui lui étaient remises, les unes après les autres. Son cerveau était passé en mode sélectif. Dès qu’elle le pouvait, elle faisait en sorte de ne pas voir ce qui pouvait lui rappeler l’existence des dieux ou ce qui pouvait lui rappeler que son meilleur ami avait disparu.

Ce matin là, Hope était au commissariat de bonne heure. En réalité, elle n’avait pas quitté les bureaux de la police de Philadelphie de toute la nuit. Ses cheveux comme les cernes sous ses yeux azurés ne laissaient guère la place à l’hésitation concernant ce sujet. Alors que la pause café sonnait le glas, l’accueil demanda un lieutenant pour prendre la déposition d’une femme pour un code bleu. Cette précision n’était pas anodine. L’objet d’une plainte n’était annoncé “ouvertement” que lorsque le lieutenant qui allait prendre en charge la déposition devait répondre à certains critères. En l’occurence, il s’agissait d’un problème de femme battue et donc les policiers masculins étaient proscrits, sauf si pas le choix évidemment. C’était déjà arrivé qu’il n’y ait pas de femmes suffisamment gradées pour ce genre de dépositions et les homologues masculins de Hope prenaient généralement de simples agentes pour les accompagner dans leur travail et rassurer la victime. Traversant l’open space dans le sens contraire de ses collègues, la brune se dirigea vers l’entrée du bâtiment pour rejoindre l’appelante. Cette dernière lui indiqua l’endroit où se trouvait la fameuse Alyssa. Les marques sur son visage se voyaient depuis l’autre bout du hall ce qui n’était vraiment pas bon signe. Un bloc-notes dans la main gauche, Hope s’approcha d’un pas souple et déterminé. Arrivée à hauteur de la victime, la jeune femme remarqua la présence de Odette Spellman. Elle avait malheureusement déjà eu l’occasion de la croiser à plusieurs reprises. Si elle était très gentille, elle trouvait cela malheureux de la connaître étant donné que son métier à lui seul révélait une partie de la noirceur de l’homme qui répugnait la brune.

Lieutenante Edwards, bonjour Mme Jefferson. Mme Spellman.

D’un signe de la tête et de la main, elle les invita à la suivre. Pour plus de discrétion et permettre à la victime de s’exprimer au mieux, elle les conduisit dans un bureau phonétiquement hermétique et les invita à prendre place. Prenant place face à elle, Hope se décala légèrement pour ne pas être totalement en face. L’heure n’était pas à la confrontation et elle cherchait à ne rien laisser au hasard pour que cette frêle jeune femme qui s’était enfin décidée à se positionner face à son agresseur ne lâche pas l’affaire.

Mme Jefferson, nous pouvons procéder de deux manières. C’est vous qui me direz celle qui vous correspond le mieux. Soit vous préférez parler d’une traite et me raconter ce que vous le souhaitez. Dans ce cas, je vous poserai quelques questions à la fin pour compléter mon rapport s’il manque des informations. Soit vous ne savez pas trop comment vous exprimez sur le sujet et alors je vous poserai des questions au fur et à mesure.

Comme tous lieutenants, Hope avait sa préférence sur le déroulement de ce genre de plaintes. Mais l’expérience lui avait fait comprendre que l’objectif était le résultat et non le moyen d’y parvenir. Or, chaque victime était différente et était plus ou moins prête à parler lorsqu’elles osaient franchir le pas. Malgré son apparence professionnelle, ses émotions qu’elle ne cessait de refouler en son fort intérieur étaient bouillonnantes. La crainte des dieux mais surtout la disparition d’Amos qu’elle n’avait toujours pas réellement affrontée et encore moins surmontée la tiraillait de l’intérieur.

Juillet 2020


Hope n’a jamais été un modèle d’empathie. A vrai dire, elle est une femme aux apparences froide et fermée, refusant de se lier par peur de souffrir. Seulement, malgré cette barrière qu’elle avait érigé avec le temps, depuis qu’elle avait perdu ses parents en quelques mois, certaines failles permettaient de passer à travers sa protection émotionnelle. Ne pas être empathique avec des femmes battues ou violées lui étaient impossibles. La brune savait se défendre mais elle savait parfaitement que cela ne faisait pas tout et que se retrouver dans ce genre de situation avait un impact significatif sur la victime. Quelques mois auparavant, elle s’était retrouvée dans une situation plus que délicate et qui aurait très certainement très mal fini sans l’arrivée de Mel. Cependant, les femmes en difficulté n’étaient pas sa seule faille, loin d’être la plus importante. La lieutenante savait se montrer compatissante et encourageante mais jamais elle ne s’était liée d’amitié avec une victime ni un accompagnant. Elle réussissait à limiter la casse vis-à-vis de cette vulnérabilité. Cela n’était pas le cas concernant les gens de son passé et en particulier Amos. Il était le seul qui réveillait la Hope du passé, celle qui tenait à ses proches, celle qui ne faisait pas les choses biens seulement parce qu’il le fallait, parce que la loi le lui dictait. A coeur de vouloir faire respecter l’ordre et la justice, sa façon d’agir était devenue beaucoup plus mécanique et automatique. La remarque de Odette fut accueillie par un bref sourire. Les circonstances n’étaient pas des plus réjouissantes mais la brune comprenait bien ce que son interlocutrice entendait par là. Elles avaient déjà eu à se croiser par le passé sur le même genre d’affaires. Odette était le genre de femme forte et indépendante qui cherchait à tout prix à aider les autres. Si la lieutenante n’avait pas le même niveau d’implication et d’empathie que la blonde, elles étaient dans tous les cas du même côté dans cette bataille, sans réel doute possible.

Une fois installées dans le bureau, porte fermée, la brune exposa les deux manières de procéder qui s’offraient à la victime. L’alternative était une méthode psychologique très répandue. Elle permettait de remettre une personne émotionnellement perturbée à sa juste place en la laissant faire ses propres choix. Le résultat factuel était à quelque chose près le même. Mais de cette manière, les jeunes femmes traumatisées qui avaient du mal à prendre leur destin en mains avaient la sensation de reprendre les rênes de leur vie. Evidemment, passer le cap n’était pas forcément évident et les larmes montèrent bien vite, sans surprise ni pour Odette ni pour Hope. Alors que Mme Jefferson s’excusa, son accompagnatrice devança la policière en tentant de rassurer la victime. D’un signe de tête, elle approuva l’intervention d’Odette qu’elle admirait de supporter cela au quotidien avec un trop grand nombre de jeunes femmes. La lieutenante ajouta simplement :

C’est quand vous voulez ne vous inquiétez pas.

Il était certain qu’elle n’avait pas que ça à faire, comme n’importe quel officier de police. Mais il était des plus importants de prendre le temps pour ce genre de choses et elle n’était pas du genre à déroger à cela, bien au contraire. Les hommes violents devaient être recadrés, c’était primordial s’ils voulaient un jour que ce genre de choses n’existe plus, même si Hope n’était pas naïve. La cruauté de l’homme, elle la côtoyait tous les jours dans bien des domaines. La violence domestique n’était que l’un de ces nombreux domaines malheureusement. Le récit de Mme Jefferson débuta et les deux auditrices ne firent plus un mot, ne voulant pas la couper dans son élan. Les seuls sons audibles étaient la voix de la victime et le bruit du stylo de Hope sur son bloc-note. Les premiers éléments étaient très pertinents et précis, contrairement à la majorité du temps.

Bien sûr. Je dois encore avoir vos coordonnées en plus, si jamais on avait besoin de plus d’éléments ou de convoquer Mme Jefferson. On les reverifiera ensemble tout de même. Il faut par contre qu’elle se fasse examiner par un médecin d’ici ce soir. Enfin vous connaissez la procédure ...

Si un médecin ne validait pas l’état physique de la victime avec analyse du pourquoi de ces blessures, la déposition ne valait pas grand-chose en soit. Malheureusement, sans preuve, cela n’était que sa parole contre celle de son agresseur.

Mme Jefferson, je suis obligée de vous demander, était-ce la première fois ?

La lieutenante avait besoin de savoir si des blessures précédentes pouvaient avoir déjà été jugé par un médecin. Le but n’était pas d’obtenir une simple ordonnance restrictive, sachant pertinemment que cela n’arrêtait pas ce genre d’individus.

Il va me falloir sa description complète : son identité, sa description physique, son lieu de résidence et de travail … Toutes les informations que vous pourrez juger utile pour l’identifier ou qui pourrait avoir un intérêt vis à vis de votre plainte.