Rencontre nocturne

Cela faisait à présent des années que la jeune femme enquêtait sur la mort de son père. Les événements, un braquage dans une épicerie des sales quartiers, laissaient présager que l’agent de police s’était simplement retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Mais même si cela était bel et bien le cas, il s’était tenu un individu derrière l’arme qui avait abattu son géniteur et comme n’importe quel crime, celui-ci devait être puni. Celui ou celle qui avait appuyé sur la détente devait être traîné devant la justice pour que le meurtre de son père ne reste pas impuni, elle ne le permettrait pas. C’était à cela que se rattacher sa détermination pour poursuivre les recherches malgré les années qui passaient. Et si à force elle aurait pu baisser les bras, la brune savait à présent pourquoi elle ne l’avait pas fait. Hier, la belle avait enfin remis la main sur un témoin, un enfant des rues. Cela faisait bien deux mois qu’elle avait découvert sa présence non loin de la scène de crime mais les éléments étaient tellement minces qu’elle avait eu du mal à le remettre, à retrouver qui il était. Et puis, il avait huit ans de plus maintenant, il s’agissait d’un jeune homme plus qu’un petit garçon. Aussi lorsqu’elle l’avait confronté la veille, il avait d’abord tenté de fuir. Seulement ce n’était sans compter sur l’entraînement de la lieutenante qui le découragea rapidement pour essayer l’intimidation par la violence et la colère. Mais elle était bien trop contente d’avoir une piste après huit ans pour se décourager aussi facilement. Il avait fini maîtrisé contre le mur, s’excitant contre l’abus de pouvoir jusqu’à ce qu’elle le calme rien qu’en parlant du braquage de l’épicerie du coin huit ans plus tôt et qu’elle lui fasse comprendre qu’elle voulait juste des informations.

Par contre, ce à quoi Hope ne s’attendait pas, c’était que le jeune garçon avait vu un homme sur les lieux, un homme dont elle connaissait le nom. Sören Grim était un malfrat connu pour plusieurs petits méfaits, rien de trop grave jusque là. Pour elle, c’était un indic, celui qui lui refilait les informations pour des affaires bien plus grosses et graves que ses petits trafics. Hors d’après l’enfant qui était présent proche des lieux, il avait aperçu Sören venant de l’épicerie à l’heure à laquelle son père était mort. Savoir qu’elle avait eu des informations aussi faciles à portée. Elle allait devoir organiser une rencontre avec son indic et rapidement. Sa journée au travail passa trop lentement à son goût. Habituellement, elle qui se plaignait aisément de manquer de temps, n’avait qu’une envie se tailler pour être le soir et rencontrer celui qui pourrait finalement lui donner une piste à suivre et à remonter. Le soir venu, toute vêtue de noir jusqu’à ses baskets, la jeune femme s’était rendue au port, au point de ralliement qu’ils utilisaient lorsqu’ils avaient besoin de se voir en toute discrétion. Contrairement à d’habitude, il ne s’agissait pas d’une affaire officielle. Arrivée au lieu de rendez-vous, elle n’attendit pas longtemps avant que le jeune homme ne pointe le bout de son nez.

Bonsoir. Merci pour cette rencontre en urgence.

Les politesses, elle savait que son indic n’y était pas très attaché mais elle préférait démarrer ainsi. S’il n’y avait pas de poignée de main ou de bise, étant donné la relation qui les liait, elle pouvait toutefois au moins le saluer. Cela ne l’empêchait pas pour autant d’embrayer immédiatement pour entrer dans le vif du sujet.

Je vais faire appel à ta mémoire ce soir Sören. Y a huit ans, tu t’es retrouvé à l’épicerie qui fait l’angle entre la seizième et George Avenue le soir où elle s’est fait braquer et où un flic a été tué. Je veux que tu me racontes tout ce dont tu te rappelles.

Evidemment, la brune n’avait aucune idée à quel point l’exercice était d’autant plus difficile pour Sören. Se rappeler d’une chose qui avait eu lieu huit ans en arrière était déjà difficile pour un être humain qui avait quelques dizaines d’années de souvenirs au compteur. Seulement pour un dieu, c’était une toute autre paire de manches que de se rappeler d’une chose aussi insignifiante pour lui sur des milliers d’années de vécu.

Rencontre Nocturne

Paraît que la plus grande réussite du diable, c’est d’avoir fait croire à l’humanité qu’il n’existait pas. Pauvres cons, ça les arrangent bien de croire que leurs méfaits ne sont du qu’à la main facétieuse du malin. Le malin, c’est lui. Sa main qui fait sourire la Joconde. Encore sa main qui provoque la rébellion sur la place a Tien amen. Chinese democracy qu’ils ont chantés, même sans savoir qu’il est celui qui susurre les litiges.  Bien sûr, il pourrait provoquer plus de ras de marée, une extermination massive, des querelles plus violentes, quelque chose qui saute au visage et qui arrache la gueule avec plus d’hémoglobines et de morceaux d’os. Mais lui, c’qu’il aime, c’est la ruse : voir les destins s’effilocher lentement pour quelques mots bien placés, gangrener les pensées de ces viles créatures à forces de palabres venimeuses et de doutes empoisonnés, puis les voir se détruire elles-même. Souiller les actes de ces stupides êtres avec quelques stratagèmes crapuleux : putain il connaît rien de plus bandant. Loki c’est ça : c’pas comme Leandra qui joue  en masse ses billes jusqu’à provoquer la désintégration pure et simple de la population. Non, Loki, lui il préfère les parties d’Echec lentes mais ô combien exaltantes à souhait. Chercher le noirceur chez tous, jusqu’à ce que ça dégueule d’immondices et qu’ils pataugent dans leur propres vices : âme maculées de ses machinations jusqu’à ce qu’il en crève de ce reliquat de débauche. Bouteille de gaz jeté dans un brasier, qui s’y frotte s’y pique : et qui s’y frotte pas… S’y pique quand même.

En parlant de manigances. Son nouveau joujou a pointé le bout d’son nez. C’est qu’elle est mignonne, la fliquette, avec ses airs de vouloir changer le monde et sa volonté tenace de trouver la vérité. Loki se demande parfois combien de temps elle va tenir avant de se ramasser la tronche a en bouffer ses dents sur la réalité. Parce qu’il connaît l’histoire, il a eu le temps de le lire ce truc à la  « Comte de Monte Cristo » : même une âme limpide se nourrit de vengeance et de sang lorsqu’elle se sait bernée. Et c’est marrant, c’est exactement ce qu’il voit chez la jeune femme. Alors bien sûr, pas question de manquer ce moment propice où elle abandonnera son intégrité pour une bonne grosse dose de revanche. Et s’il peut tirer quelques ficelles, ça sera d’autant plus excitant. Il ricane dans l’ombre. S’allume une cigarette à l’aide de son vieux zippo en metal et s’avance dans la pénombre de la ruelle pour rejoindre les Docks. La silhouette de la femme se détache de la lumière crade du réverbère. Le deal est simple : il lui fourni des informations – qui généralement lui permettent de se débarrasser des parasites pouvant altérer son business – et elle lui fout la paix. Trop facile : elle est tellement affolée par son taff, qu’elle capte même pas qu’a force de le débarrasser des sales rats d’égouts qui infecte le marché de la criminalité, c’est lui qui prend du gallon dans le banditisme.

Mais aujourd’hui, faut dire qu’il est particulièrement émoustillée par cette entrevue. Quelques manigances ont eu raison de lui. Sören arrive à la hauteur de lieutenant. Quelques regards en coin pour s’assurer que personne n’est dans les parages : pas qu’il craigne les badauds, mais il a tellement foutu le bordel ces derniers temps qu’il est presque sûr que les autres gars de son panthéon- et des autres- seraient prêts à le traquer s’ils en avaient l possibilité. Et franchement, il a pas que ça à faire ce soir. Les salutations sont brèves. Il hausse les épaules en réponses aux remerciements de la jeune femme, faussement modeste. Sören à du mal à envisager la manière dont elle le perçoit : il sait pas trop si elle à conscience du danger qu’il représente ou bien si sa soif de réponses lui occulte un quelconque jugement de valeurs. Après tout, cette dernière préfère le laisser grouiller dans la rue pour quelques infos plutôt que de se décider à le mettre derrière les barreaux. Du moins pour l’instant. Enfin, en même temps, faut dire qu’il a poser les bons pions au bon moment, lui fournissant assez d’informations véridiques pour l’obliger à avoir une confiance toute relative en ses dires. « J’me rappelle mal. Pourquoi je devrais te raconter tout ça ? Ça a rien à voir avec ce que tu m’demande d’habitude. » Sören fait mine de réfléchir. Un doigt sur les lèvres, les yeux vitreux. «  Attends, me dit pas que tu agis pour ton propre interet là ? » Il esquisse un sourire goguenard. «  interessant. J’pensais pas que vous étiez aussi perso, Lieutenant. » Le vouvoiement, l’accentuation du grade ne sont rien de plus qu’un enrobage ironique. lui il sait déjà ce qu’il va faire. « Je veux bien essayer de me souvenir. Mais tu sais ce genre d’info ça peut vraiment me foutre dans la merde. C’pas du même acabit que d’habitude. Faut que je m’assure de pouvoir m’en sortir après. Tu captes ? Pas que je sois pas altruiste... Je voudrais vraiment t’aider gratuitement» Tu parles, ce baratin c’est bon pour les faux-culs de fils d’Odin. Mais bon, ça marche toujours. «  Mais… ‘fin tu comprends, faut que je me couvre quoi. » Au pays des connards, les malins sont rois.

Rencontre nocturne

Ce genre de rencontre, Hope s’y pliait par nécessité. Entre deux maux, elle avait choisi le moindre. A ses yeux, le malfrat qui lui faisait face représentait une moins grande menace que ceux qu’elle traquait. Elle savait d’hors et déjà que le jour où la tendance s’inverserait, elle n’aurait plus d’indic mais un nouvel objectif : celui de le mettre derrière les barreaux. Les flics ripoux ça se connaissaient malheureusement que trop bien et la jeune femme ne se considérait pas comme tel. Les moyens donnaient aux flics aujourd’hui, en respectant les lois, étaient trop minces pour arrêter le grand banditisme. Il fallait déjà avoir des preuves plus que compromettantes pour pouvoir intervenir légalement. Et avec tous les représentants de la loi qui se laissaient graisser salement la patte, les cibles étaient au courant bien avant que les autorisations de traquer soient délivrées. Obtenir un mandat de perquisition était d’une difficulté impressionnante aujourd’hui aussi valait-il mieux être sûr de son coup avant de lancer la procédure afin de perdre le moins de temps possible. La brune avait ses limites et si un jour, mettre un petit brigand comme Sören derrière les barreaux devenait sa première préoccupation, elle n’en serait que ravie. Cela voudrait dire que le monde du crime aurait été largement affaibli et que la part d’ombre qu’avait l’humanité aurait singulièrement réduite. Mais elle n’était pas naïve, elle savait que cela n’arriverait pas ni demain, ni la semaine prochaine ni d’ici la fin de l’année. Alors elle prenait son mal en patience, exécutant son job au mieux pour essayer de limiter la casse. Parce que c’est bien ce qu’elle faisait aujourd’hui, ce qu’elle avait l’impression de faire en tout cas.

Lorsque la flic fit appel à la mémoire de son indic, ce dernier commença d’entrée de jeux à lui dire qu’il se souvenait mal, sans avoir pris le temps de réfléchir une seconde. Aussi, fut-elle obligée de se retenir de lever les yeux face à cette comédie plus qu’évidente. Elle se méfiait de ce larcin qui voulait jouer au plus malin. Elle connaissait la majorité des choses à savoir dessus mais elle savait aussi qu’on ne connaissait jamais parfaitement les gens. Sa collègue Kaitlyn en avait fait les frais lors de son accident de travail qui semblait être en lien avec les activités illicites de son partenaire. Il n’y avait probablement rien de pire que d’être trahi par un proche. C’était ce qui poussait Hope à rester systématiquement vigilante, à se méfier de tout le monde et à ne pas accorder sa confiance ni son affection si aisément. C’est pour cela qu’elle n’avait pas beaucoup d’amis, pas d’attache sentimentale, rien qui pourrait être utilisé contre elle ou en tout cas pas grand chose. Ses parents s’étaient ruinés l’un l’autre avec leur mariage raté, même si la seconde vie en couple de son père lui avait semblé plus florissante que la première, d’après ce qu’elle en avait trouvé tout du moins. Concernant sa question, elle était effectivement un peu différente de celles qu’elle posait habituellement. Mais la raison de sa question était également bien différente et cela la fit chier que Sören capte la chose aussi vite. Elle n’en laissa rien paraître pour autant, levant simplement les yeux au ciel lorsqu’il passa du tutoiement familier au vouvoiement grossier. Ecoutant son baratin jusqu’au bout, se retenant de soupirer ou de lever à nouveau les yeux au ciel, la lieutenante reprit la parole :

Y a aucune raison que cette histoire t’apporte des ennuis alors arrête de faire comme si t’avais peur tu veux.

Marquant un blanc, ses yeux se plongèrent dans ceux de son indic qui semblait prêt à jouer au plus malin. La brune avait eu trop de mal pour trouver une piste exploitable pour se démonter aussi proche du but. Cela dit, s’il n’avait rien du tout à lui dire, elle risquait fort de pas apprécier, même si cela pourrait être tout à fait normal.

Cette affaire remonte à huit ans. Comme aujourd’hui, dans ce quartier là, les caméras étaient systématiquement taguées voir détruites. Un cas similaire aujourd’hui nous pousse à revoir cette enquête. Te rappelles-tu oui ou non de quelque chose vu qu’à priori tu étais dans les parages ?

Le coup de bluff était volontaire. Le but était de l’amener à penser que d’autres collègues à elle allaient finir par faire le lien et, évidemment, ils seraient moins sympathiques dans leur interrogatoire vu qu’ils passeraient par les voies traditionnelles. Mais ça, c’était dans le cas où il y aurait une nouvelle enquête hors Hope ne faisait que remonter la piste du meurtre de son père. Seulement la réflexion la poussa rapidement à une autre conclusion qui lui donna presque envie de sourire.

A moins que tu saches quelque chose de réellement fiable sur des personnes réellement peu recommandables ? La grande question est : qui donc pourrais-te faire peur ainsi dans ce cas ?

Son visage ne trahissait pas la joie soudaine qu’elle ressentait à l’idée de toucher au but, d’avoir enfin un nom potentiel à mettre en face de la case meurtrier de son père. Hope ferait tout pour l’envoyer en prison à vie le jour où elle trouverait celui qui l’avait privé de son dernier parent. Sören allait-il continuer de jouer les martyrs ? Allait-il céder ? Ou alors allait-il sortir une nouvelle carte de son jeu ? Elle savait parfaitement qu’elle devait rester prudente et méfiante. La brune ne connaissait pas tout de son indic, elle ne connaîtrait probablement jamais tout ce qu’il voulait dire qu’il pouvait potentiellement être capable du pire.