Il y avait des jours où malgré toute la force de caractère que l'on pouvait posséder, la mélancolie l'emportait sur la meilleure volonté dont on pouvait faire preuve. Des jours où l'on regrettait plus fortement que d'habitude les erreurs passées, où l'on aurait donné ou fait n'importe quoi pour avoir le pouvoir de revenir en arrière, remonter le temps des millénaires plus tôt pour tout réparer. C'était des pensées qui assaillaient rarement l'esprit de la déesse lionne, qui savait pertinemment que même en replongeant dans le passé, rien ne changerait. Il lui arrivait parfois de se demander si l'une des divinités qui parcouraient encore cette Terre possédait ce pouvoir, si puissant et si dangereux. Elle doutait qu'un tel être puisse encore exister. Les Dieux s'affaiblissaient de jour en jour, tandis que les New Gods of America gagnaient en puissance. Assez ambitieux pour confronter les Anciens Dieux et les tourner en dérision, tout en s'octroyant habilement leur image et l'imaginaire mystérieux qui leur était lié pour manipuler les croyances humaines à leur avantage.

Assez ambitieux pour remonter le temps, à leur manière.

Nerissa errait dans le zoo de Fairmount Park depuis déjà trop longtemps pour que cette innocente visite ait un impact sain sur son état d'esprit. Des minutes qui s'étaient transformées en heures d'errance sans réel objectif si ce n'est tenter de satisfaire le sentiment d'amertume qui s'était emparé d'elle malgré tout. Un événement focalisé sur la faune et les légendes de l'Égypte Antique, pourquoi pas ? Si Nerissa s'était faufilée jusqu'au cœur de Philadelphie, c'était pour mieux les côtoyer, mieux les observer, tout ceci dans l'unique but de mieux les comprendre. Ce qu'organisait ce zoo serait peut-être l'occasion d'en apprendre un peu plus sur leurs stratégies.

Là où les humains rôtissaient littéralement sous l'astre solaire, la lionne s'en nourrissait avidement depuis son arrivée, intouchable, plus resplendissante que jamais malgré ce conflit intérieur qui faisait rage en elle. L'ironie de la situation était presque belle : un soleil ardent qui s'abattait depuis un ciel dénué de nuages et une vague de chaleur étouffante qui sévissait depuis plusieurs jours, impitoyable pour celles et ceux qui n'en étaient pas l'allié, mais bienvenu pour mettre en lumière le thème de cette fameuse exposition. Des bannières et des affiches risibles qui ne rendaient absolument pas justice à l'Égypte Antique et sa gloire d'autrefois, ni même aux créatures qui y étaient présentées, mais les humains se pressaient aux clôtures et aux parois des enclos comme ils l'auraient fait devant une cage de verre renfermant une montagne de billets – ou quoi que ce soit d'autre d'alléchant à leurs yeux, abrutissant pour leur conscience. Nerissa s'était arrêtée devant chaque enclos, avait contemplé chaque animal qui s'y trouvait avec un léger pincement au cœur, mais le visage impassible. Elle avait dévisagé tous les portraits pathétiques des confrères égyptiens sans rien laisser paraître, mais elle redoutait de découvrir le sien, et elle eut du mal à soutenir son propre reflet, absurde, presque caricatural. Sur le dessin, elle tenait plus du chat domestiqué que de la guerrière féroce qu'elle avait été, et le texte soi-disant explicatif ne lui rendait pas plus hommage. Nerissa détourna le regard du panneau pour le fixer sur ses homologues, qui se reposaient à l'ombre de rochers, l'œil terne, pris d'une mollesse qui faisait peine à voir chez ceux qu'on appelait les rois des animaux parmi les Hommes. Mollesse qui se changea très vite en agitation nerveuse et coups d'œil intéressés quand un gros morceau de viande s'écrasa au sol avec un bruit mat. La déesse fit volteface. Le coupable, un homme penché contre les barrières, se préparait visiblement à lancer une seconde offrande, dont les effluves métalliques lui chatouillèrent délicatement les narines. De là où elle se trouvait, elle pouvait affirmer sans grande difficulté qu'il s'était donné du mal pour appâter le groupe de félins : la viande semblait fraîche, plutôt appétissante.

Nerissa expira longuement. Elle était assez rassasiée pour le moment. Elle serait capable de mettre ses instincts en sourdine le temps d'une petite discussion amicale. Distribuer de la nourriture aux animaux du zoo était formellement interdit, mais cet imbécile d'humain paraissait ridiculement suspect, et malheureusement pour lui, elle n'était plus d'humeur à supporter ses bêtises.

Il y avait quelqu'un d'autre qui approchait. La lionne ne croisa pas son regard mais il semblait déterminé à intervenir. Nerissa rejoint l'homme en quelques longues foulées, alors même qu'un nouveau quartier de viande rouge et saignante atterrissait dans la poussière.

" Ce sont de magnifiques créatures, n'est-ce pas ? " Dit-elle d'une voix suave, sur le ton d'un simple commentaire. L'humain sursauta et serra son sac tout contre lui, comme un enfant pris la main dans le bol à gâteaux, mais immobile. Qu'espérait-il ? que ne pas bouger un muscle le rendrait invisible ? Est-ce que cet imbécile s'était sérieusement attendu à ce que personne ne vienne le couper dans son activité qui n'avait rien de normal ? " Essayez de vous cacher le visage, peut-être que vous disparaîtrez plus vite. " Elle se retourna pour s'accouder contre la paroi, d'apparence détendue, mais profondément irritée. Elle lâcha momentanément sa cible de ses deux prunelles d'onyx pour les fixer sur le jeune homme qu'elle avait aperçu, qui se tenait à quelques mètres de là. Si tu veux jouer au héros, c'est ton moment. " L'appétit des lions est… difficilement satisfait " poursuivit Nerissa comme si de rien n'était, " surtout les lionnes. Elles sont voraces. Carnassières. C'est le prix de la survie. La chasse s'inscrit dans leur nature, elles se mettraient à courir après n'importe quel être vivant en mouvement si elles le pouvaient. "

Comme l'homme au sac n'esquissait toujours pas la moindre envie de se défendre, elle soupirait. Pauvre petit humain qui se croyait au-dessus de tout mais n'en assumait pas les conséquences. C'était réellement pitoyable.

" Je ne sais pas ce que vous cherchez à accomplir, mais vous pourriez leur rendre visite d'un peu plus près. Ce sera plus divertissant pour tout le monde. "

Peut-être que taquiner cet homme inconnu était une mauvaise idée. Elle aurait pu tenter une approche plus… subtile, conviviale, mais Nerissa était une créature dotée d'une fierté téméraire, qui répondait à ses instincts le plus souvent, des instincts ancrés en elle depuis sa création et ses tous premiers pas sur cette Terre. Probablement trop imprudente parfois. Elle était une déesse, mais aujourd'hui, elle était avant tout humaine, une femme comme les autres aux yeux des Hommes. Et la lionne avait rapidement appris que les femmes de ce monde et de cette époque ne détenaient pas les mêmes privilèges que certains. Pour des êtres qui se vantaient sans arrêt de posséder la plus grande intelligence de toutes les organismes vivants sur cette planète, ils partageaient une vision bien rétrécie des choses… et son compagnon d'infortune ne faisait pas exception. Habillé comme il l'était et recroquevillé sur lui-même comme pour disparaître de sa vue, il paraissait inoffensif. Un peu pathétique. Et le voilà cerné, par Nerissa et le jeune homme qui avait croisé son regard, qui les rejoint en quelques pas déterminés après un court moment d'hésitation. Il saisit l'homme par l'épaule, visiblement prêt à en découdre et à faire sa justice. Le coupable partit en arrière et Nerissa s'attendit presque à le voir s'écrouler dans la terre, mais elle n'esquissa pas un seul mouvement pour se détacher de la barrière, dont le métal baigné de soleil lui réchauffait agréablement le dos. Un petit sourire décorant le coin de ses lèvres, elle observait, jaugeait la situation. Jusqu'à ce que derrière elle n'explose une cacophonie de grondements rauques suivis d'une série de piétinements précipités. Les lions se jetaient littéralement sur ce repas qui leur était si gracieusement offert, mais pas sans que ce malheureux quartier de viande, certes appétissant mais trop mince pour nourrir toute la horde, ne suscite quelques réactions agressives pour déterminer qui croquerait dedans le premier. Et la déesse lionne ne pouvait rien faire d'autre que de les regarder chahuter entre eux, espérant seulement que cette 'offrande' ne soit pas empoisonnée. Les humains avaient ce loisir morbide qui consistait à maltraiter ou tuer des animaux par tous les moyens possibles, et tout ça pour quoi ? Le plaisir ? La gloire ? Un trophée qu'ils afficheraient ensuite au mur de leurs stupides maisons, ou peut-être pour l'argent ? Dans son dos, les deux humains s'agitèrent brièvement. Des propos – plutôt avisés pour un jeune comme lui – fusèrent de la bouche du blondinet, peut-être dans l'objectif de ramener l'autre à la raison ou de l'appréhender sans violence. Bien essayé, mais raté. L'homme balança un morceau de viande dans le visage de son interlocuteur, créant ainsi une diversion approximative qui lui permit de détaler sans attendre son reste. " Quel gâchis. " Commenta la lionne, véritablement attristée. Avec toute son attention portée sur le jeune homme à côté d'elle, Nerissa sentit l'attraction familière de son pouvoir réagir à sa présence. Est-ce que cet homme était malade ? Abattu par la chaleur écrasante de fin d'après-midi peut-être ? Ses mouvements semblaient un peu mous. Peut-être qu'elle trouverait quelque chose de vraiment intéressant à tirer de cette visite, finalement.

Distraite, la déesse ne perçut le bruit de pas que lorsqu'ils ne se trouvaient plus qu'à deux petits mètres d'elle. Une masse la percuta brusquement, mais pas assez fort pour la jeter au sol, et les deux poignes de son agresseur se fermèrent sur ses épaules. Et la colère, mêlée au dégoût, éclata en elle comme un volcan. " Qu'est-ce que tu fais, sale- " Sans perdre une seconde de plus, elle utilisa le point d'ancrage de ses deux bras qui l'empoignaient toujours à son avantage, leva le genou, et l'enfonça avec le plus de violence dont elle était capable dans la chair molle de son ventre, suivit d'un rapide et vicieux coup de talon dans l'entrejambe. Et pour couronner le tout, le lourd quartier de viande abandonné dans la poussière s'écrasa contre son visage. La lionne fulminait. Elle chassa la main tendue du nouvel arrivant, un employé du zoo, d'un geste rageur, les doigts courbés comme des griffes. " Ne me touchez pas. " Puis, désignant l'homme qui geignait, étalé par terre. " Cet imbécile a jeté plusieurs morceaux de viande à vos lions. Si vous tenez à vos animaux autant que vous vous en vantez, retirez-leur immédiatement. Elle pourrait les rendre malades, ou pire. " L'employé hocha la tête et s'éloigna de quelques pas pour passer un appel. L'homme ne représentait plus de réelle menace mais Nerissa le dépouilla de son sac. Il était lourd au bout de son bras, sûrement encore rempli de viande. Un élément essentiel pour déterminer si oui ou non, il était armé de mauvaises intentions. Elle le ferma pour que le parfum du gibier ne puisse pas l'atteindre, et se pencha de nouveau vers l'enclos. Malheureusement, les félins avaient commencé à déguster leur repas.