L'honneur n'est pas tout

À peine deux jours se sont écoulés depuis l’achèvement du Conseil des Primats. Un temps employé avec sagesse et intelligence, avec d’une part la préparation d’un discours d’excuses aux New Gods of America, et d’autre part l’assurance qu’aucune patrouille de police ne circulera près de l’ancienne Tour des médias en ce jour chômé.

Une épaisse couche de nuages bas emmitoufle le ciel d’un manteau floconneux, ne laissant aucune brèche à l’astre solaire. Au volant de la voiture, Dorian sent ses forces décliner – à un niveau que lui envieraient encore les meilleurs athlètes internationaux. En dépit de ce manque de vigueur, une immense sensation de bien-être réchauffe la poitrine du dieu céleste. Il caresse sa passagère du regard, et sait qu’il traverserait un continent peuplé de géants de la glace et du feu si elle lui demandait. Le relief du profil gracieux l’émerveille davantage que les dénivelés spectaculaires du Grand Canyon. Il suffit que les lèvres roses s’étirent avec malice pour qu’une aube rayonnante renaisse en son cœur.

Les symbiotes ont pourtant des désaccords, et en auront encore. Deux forces, deux intelligences, deux divinités aux origines et aux parcours distincts, unies sur un socle de valeurs communes et… des sentiments plus personnels. Une conviction s’est profondément ancrée dans l’esprit de Týr : de leur sagesse et de leur expérience jaillira un futur qui, sans eux, serait plus sombre.

La voiture s’arrête à une faible distance des décombres. Des passants, mortels inconscients des êtres supérieurs qui les toisent depuis leurs enveloppes de chair, transitent autour du vide béant où s’élevait la vertigineuse Tour des médias.
Une inconscience qui n’affecte pas les nouveaux dieux, blessés dans leur chair de métal et de verre. Suffisamment vindicatifs pour avoir orchestré des représailles après le terrible affrontement fratricide entre des anciens dieux et leurs fidèles.

Le duo quitte le véhicule, franchit le cordon de sécurité. Dorian glisse un bras autour de la taille de la déesse, l’aide discrètement à gravir le dangereux monticule. Malgré les matériaux modernes qui le composent, le lieu évoque chez les deux visiteurs le tumulus d’une tombe ancienne. La sépulture d’un être cher, réduit en poussière à des milliers de kilomètres de sa terre d’origine.
Les ouvriers ont déjà déblayé des tonnes de décombres ; le duo arrive rapidement sur une ligne de crête formée de matériaux agglomérés par l’incendie dévorant. Après un dernier regard aux alentours, les divinités guerrières sautent dans une cuvette étroite qui les protège des indiscrets.

— Qu’en penses-tu ? demande-t-il en glissant une main à l’intérieur de sa veste.

C’est le Vice-Primat qui a proposé cet endroit pour s’amender auprès des NGA. Au cœur du brasier qui a détruit un de leurs « temples ».

Pendant qu’il prépare son téléphone à enregistrer une vidéo, Dorian laisse Ia déesse déployer ses invisibles fils d’argent autour d’eux, formant une véritable toile d’araignée, afin de détecter une intrusion.
Car ce qu’ils s’apprêtent à enregistrer ne doit être entendu d’aucune oreille profane.

Œil de la caméra braqué sur Irene, microphone prêt à saisir ses paroles, Dorian procède aux derniers réglages tandis que la déesse prépare son allocution. Les NGA sauront-ils reconnaître, décoder et se transmettre les données numériques qui leur sont destinées ?
Les dieux anciens savent si peu de choses à leur sujet. Habitent-ils des enveloppes humaines ? Ont-ils des disciples ? Un lieu de ralliement à Sanctum ? Jusqu’à présent, leurs rares communications ont emprunté des cheminements indirects, à travers des messages électroniques ou des images manipulées sur les écrans.
Au fond, Týr et Athéna ne sont pas certains du succès de leur méthode. En revanche, leurs voix furent les seules du Conseil à s’exprimer en faveur d’une amende honorable pour le désastre qui git sous leurs pieds. Des excuses qu’ils prononceront en leurs noms, à défaut de représenter l’ensemble des anciens dieux.

— À toi l’honneur, Athéna, de faire ce qui est juste.

Dorian démarre l’enregistrement.

L'honneur n'est pas tout

Quand la Primat de l’Ordre sort dans l’air glacé de cette journée en plein cœur de l’hiver, elle sent le doux picotement des flocons sur ses joues et ses cils. Comme à son habitude, elle lève les yeux au ciel et en admire un instant les nuages gris floconneux. Depuis la nouvelle année, la neige tombe légère et sans consistance sur Philadelphie. Son attention soudain attirée par le mouvement de l’agent du FBI, son regard revient promptement sur Dorian. Il a contourné le véhicule et vient la rejoindre, tandis qu’un vent vif – qui rend le froid à la fois piquant et stimulant – se soulève et lui ébouriffe les cheveux fins qu’il n’a pas, à la différence d’elle, emprisonnés sous un bonnet. Toute la scène bien qu’anodine amène un petit sourire sur les lèvres d’Irene ainsi que le désir d’un baiser qu’il déposerait sur sa bouche…

"Týr..." souffle-t-elle dans l’attente fébrile.

Si en effet le dieu nordique semble se pencher vers elle, il s’en suit un bruit de portière qui claque... et brise le rêve éveillé d’Athéna ! Elle cligne des yeux, dépitée par l’étendue de son égarement, alors que son Vice-Primat semble attendre la suite de sa phrase qu’il croit en suspens.

".. Je t’en prie, nous n’avons pas un rendez-vous galant !" lâche-t-elle en désignant la portière qu'il n'a pas à ouvrir ou fermer à sa place.

Le ton de la réplique mélange taquinerie et reproche, mais elle ne sait dire quel est le sentiment qui l’emporte en vérité.

"Bon.. allons-y et soyons discrets." l'avertit-elle bien inutilement face à la présence des passants qui saute aux yeux.

Si les derniers jours que les symbiotes viennent de passer ensemble à se concerter pour le Conseil, puis à préparer les excuses aux NGA ont comblé Athéna d’aise, c’était au détail près de la frustration de ne pouvoir dire à Týr ce qui ne peut l’être. En s’inclinant pour franchir le cordon, elle ressent à quel point son corps s’est tendu et crispé du fait des efforts qu’elle déploie pour s’empêcher de chercher spontanément à se rapprocher physiquement de lui. Si seulement à la seule force de sa volonté, elle parvenait à tirer un trait sur ses envies d’intimité croissante…

*Ne m’aide pas surtout* ronchonne-t-elle intérieurement exaspérée contre son Vice-Primat pour la sensation délicieuse qu'il lui procure avec son bras autour de sa taille.

"Merci." marmonne-t-elle cependant, comme si de rien.

Atteignant le centre des vestiges de la Tour des médias, Athéna éprouve un pincement au cœur. Sans raison impérieuse, elle n’aurait pas remis les pieds dans ce lieu. Or Týr a proposé ces décombres comme décor pour le message aux NGA. Boucler la boucle, avait-elle alors pensé, et sitôt avait-elle acquiescé. Comme elle approuve à l’instant même pour la cuvette à l’abri des regards indiscrets dans lequel Dorian l’a guidée à s’engouffrer.

"Gris, mélancolique, et on se sent oppressé ce qu’il faut. Le spot idyllique. Fantastique ton flair pour les endroits propices à la solitude et la désolation."

Elle s’amuse un peu, néanmoins consciente du sérieux de leur démarche. Primat et Vice-Primat sont en mission ! Que pourraient-ils faire d’autre ensemble sinon ? Elle tisse sa toile plus par précaution que nécessité. Les passants ne s’aventurent guère aussi loin ; ils ne sont pas autorisés dans cette zone fermée au public.

Pendant les derniers réglages de son Vice-Primat, Athéna se défait de son bonnet et de son manteau pour arborer une tenue blanche qui a toujours été une partie de son personnage. Découpe simple, la robe dont elle s'est vêtue est toutefois percutante par son éclat d’une grande pureté. Elle attend le signal du dieu du ciel en le fixant avec un tel air de franchise, de sincérité et d’honnêteté qui ne peut pas être feint. Elle pense à ce qu’elle lui doit. Et penser à cela, c’est penser à ce qui est juste, à ce que l’honneur exige qu’ils fassent. Un grave préjudice a été commis à tort contre les NGA, c’est leur responsabilité de faire acte de contrition pour ramener l’apaisement et rétablir des relations qui ont été gravement compromises.

"… J’ai bien entendu à l’esprit que notre démarche peut vous sembler singulière, ou tardive…" poursuit-elle son discours après avoir commencé par décliner leur identité, à Týr et à elle.

Puis sans effort pour donner l’accent de la sincérité, la Primat de l’Ordre entre dans le vif du sujet. À savoir présenter les excuses qui seront au cœur même du processus de réconciliation avec les NGA.

"… Je vous remercie de m’avoir écoutée." termine-t-elle enfin, en s'absorbant dans un silence complet.

Dès que le téléphone de Dorian s’abaisse, Athéna frissonne instantanément et s’empresse de frictionner ses bras nus. Elle est frigorifiée, maintenant que la mission est accomplie, le sang bouillonnant l’a quittée.

"C’est une première pierre que nous posons." souligne-t-elle avec enthousiasme tout en pivotant du côté de ses affaires posées dans un coin.

Elle a parlé en leur seul nom, à eux deux, néanmoins ils ouvrent la voie.

"Puis-je t’inviter à m’offrir un verre pour nous féliciter ?" lui suggère-t-elle, le dos tourné pour ramasser son bonnet sur son manteau. "Ou as-tu hâte de retourner à Sanctum ? J’imagine que Morrigan n’y tient plus à te guetter pour pouvoir s’épancher sur le récit de sa dernière heure. Je vais rester en dehors de l’affaire, comme on me suspectera de perdre mon objectivité ou de manquer de zèle."

Elle enfonce son bonnet, excédée par la contrariété qui la gagne chaque fois que la Corneille est mise sur le tapis. C’est si injuste ne serait-ce que d’envisager qu’elle ne montre pas de rigueur en toute circonstance. De plus, personne n'est plus empressé qu’elle de faire en sorte que Morrigan n’ait plus de raison de voleter autour de Týr !

L'honneur n'est pas tout

Aucun lieu ne reste gris et mélancolique en ta présence lumineuse. Aucune solitude ou désolation n’existe à tes côtés ; seule vit l’allégresse de ton visage souriant.

Une allégresse dont Týr ne montre rien. Il n’aurait pas choisi l’enveloppe de Dorian Kerr si l’exubérance, la nervosité et les tics nerveux étaient ancrés dans son physique ciselé dans le marbre dur – le matériau des héros antiques, susceptible de plaire à Athéna. Le Nordique maîtrise, contrôle. Impose un ordre strict jusqu’aux milliards de cellules de son corps.

Un ordre strict auquel échappe son esprit jadis imperturbable.

Car la beauté d’Athéna le trouble. La déesse grecque irradie à la manière d’un soleil blanc, réchauffant l’épiderme de ses nobles rayons. Týr a levé ses barrières divines, de sorte à laisser les radiations éthérées de l’égide imprégner l’intérieur de son être. Ce qui émane de l’essence divine d’Athéna résonne avec les aspirations profondes de la sienne. L’attire de sa force gravitationnelle irréfrénable.
Son cœur bat avec une vigueur accrue, luttant pour s’extraire de la gangue du devoir. Son vœu le plus cher a la simplicité d’un rire dans la bouche d’un enfant : pulser dans une harmonie parfaite avec son homologue symbiotique.

Téléphone en main, bras verrouillé pour cadrer la protectrice de Philadelphie, Dorian écoute la voix de cristal avec la ferveur d’un croyant. Ses yeux brillent devant la déesse charismatique, associant la force guerrière et l’autorité d’une sagesse millénaire.
Au temps des dieux, jamais Týr n’avait connu déesse qui associait force et beauté avec l’excellence de Freyja, dont l’aura et les traits divins supplantaient toutes les divinités affaiblies d’aujourd’hui. Pourtant, la reine des valkyries ne l’émouvait pas davantage qu’un soleil d’hiver dardant ses pâles rayons sur une étendue plane et enneigée.

— Tu as été parfaite, commente-t-il sobrement en coupant son téléphone. Une vive émotion lui enserre la gorge.

Si la caméra a capté ne serait-ce qu’un fragment de sa grandeur d’âme, de sa franchise et de sa pureté, alors les NGA seront convaincus de la sincérité de ses propos. Athéna a prononcé un discours clair, éloquent, sans faille. Il n’est guère étonnant, songe Týr, que ses disciples et croyants aient façonné le joyau des cités antiques. Athènes, berceau de la démocratie dont les principes vertueux continuent d’exercer une influence bénéfique à travers le monde.

— Si les NGA comprennent les notions d’honneur et de pardon, alors tu viens de…

Il se hâte de glisser le téléphone à l’intérieur de sa veste, soucieux de couvrir les bras grelotants de la déesse méditerranéenne.
Trop lent, alors que d’épais nuages le privent de ses réflexes surnaturels. Trop hésitant, surtout, à exécuter des gestes rarement initiés depuis sa descente du ciel éternel. Le dieu assiste au rhabillage d’Irene avec une frustration difficilement réprimée. Quel idiot, se reproche-t-il en resongeant aux paroles de Mercy.

Le Nordique prend une grande respiration. Son ample poitrine gonfle. Ses poings épais se serrent. Une forte détermination brille dans ses yeux saphir, vierges de malignité. Son essence divine vibre d’un courage inconnu des mortels, de soif de victoire et de faire ce qui est juste.

Deux battements de cœur suffisent à déplacer son enveloppe massive derrière l’être aimé. Deux autres à l’entourer de ses bras. Deux de plus à glisser sa tête par-dessus l’épaule. Leurs visages sont si proches que le souffle de Dorian caresse le cou gracile, relève les exquises flagrances florales de sa méditerranée d’origine.

— Tu as une manière très opportuniste de te faire inviter. Je me demande si tu as développé ce talent en observant tes chouettes, ou si c’est toi qui as fait de ces volatiles des pique-assiettes au ventre dodu.

Les lèvres de Dorian s’étirent. Ses bras raffermissent leur emprise avec assurance, emprisonnent Irene dans un cocon protecteur. Il devine le sourire de la déesse. Ressent des picotements lui brûler les paupières. Une chaleur joyeuse grandir à l’intérieur de sa poitrine, se répandre jusqu’à l’enveloppe chérie entre toutes.

— Morrigan peut attendre. Elle a un époux d’une patience infinie pour écouter sa complainte, ainsi que des liens étroits avec plusieurs membres de sa famille celtique.

Týr n’ira pas jusqu’à entretenir la querelle séculaire des deux rivales en médisant sur la Celte, bien qu’il se soit aperçu de changements délétères depuis sa réincarnation en brune caractérielle.

— Tu as raison de rester à l’écart de cette affaire. Je t’aurais délivré ce conseil, si tu ne m’avais pas devancé. D’ailleurs, plusieurs dieux et disciples appartenant à divers panthéons s’investissent dans cette enquête. Cette solidarité m’incline à penser que du positif ressortira de ce crime. Laissons-les agir en toute liberté, mener collectivement ce combat, et…

Et Týr n’a plus envie de parler de Morrigan, de la politique de Sanctum, ou de leur travail.
Il cale sa joue contre celle d’Irene, l’effleurant avec une tendresse qu’il n’a jamais témoignée jusqu’à aujourd’hui. Une émotion indescriptible l’envahit. Un bien-être d’une ampleur et d’une pureté supérieures à tout ce que Dorian et Godric ont jamais connu.

— Passons la journée ensemble, à symbioter. Nous y avons droit, comme toutes les créatures mortelles et immortelles qui peuplent ce monde. Aucune urgence ne nous appelle.

Il brise leur étreinte, fait pivoter Irene par les épaules. Plonge son regard dans les yeux pers ; le contact est trop intense, l’endroit mal choisi pour la communion que tous deux appellent.
Un geste de la main replace doucement une mèche de cheveux rebelle à l’intérieur du bonnet. C’est tellement toi, sage et pourtant regimbeuse, songe-t-il en souriant. Chaque petit détail renforce l’attraction qu’elle exerce sur lui ; les défauts et imperfections d’Irène l’amusent, au lieu de l’indigner.
Une idée lui vient, capable d’élargir le sourire que ses yeux contemplent avec appétence. D’étirer les lèvres qu’ils lorgnent avec une insistance croissante.

— Il existe un hydromel sacré que j’aimerais te faire goûter. L’équivalent nordique de votre nectar olympien. (Il fronce soudain les sourcils. Une étincelle de fureur traverse ses yeux turquins.) Un malotru a profité de ma disparition pour chaparder ma réserve personnelle à Sanctum, mais j’ai la ferme intention de retrouver le coupable et lui faire payer cet outrage. (Son expression se radoucit en caressant du doigt le doux visage de l’innocente Athéna.) Fort heureusement, je suis un dieu prévoyant qui dispose de réserves stratégiques. Et je ne voudrais les partager avec nulle autre que toi.



HRP : oui, je suis parti en vrille sur le dernier paragraphe et je n’en éprouve aucune honte, bien au contraire.       

L’honneur n’est pas tout

Une majorité du Conseil et des divinités de Sanctum se sont montrés farouchement rétifs à la proposition de s’amender auprès des NGA. C’est avec peu d'enthousiasme qu’Athéna a préparé la mission, mais d’autant plus d’obstination à l’accomplir dans les règles de l’art. D’un claquement de poignet, elle dépoussière son manteau dont elle s’en recouvre ensuite. La chair de poule qui la parcourt encore fait tressauter ses lèvres, mais non décrocher son sourire. Ayant honoré ce que la voix de son devoir lui intimait, non seulement, elle éprouve de la satisfaction, mais elle est également plus qu’agréablement surprise d’être confortée par son Vice-Primat, elle en est ravie !

Normalement si habiles, les doigts d’Irene tremblotent et s’y reprennent lorsqu’elle boutonne puis attache la ceinture de son vêtement. Et le froid n’est pas seul en cause. Elle ressent également de la nervosité ; ce que son ton badin ne donne pas à voir. Peu de situations l’intimident, alors pourquoi est-elle nerveuse ?

C’est qu’elle n’est toujours pas sûre ! Et sa valse-hésitation ne porte en rien sur son amour pour Týr. Si ses sentiments ont grandi de jour en jour, elle songe à la soudaineté avec laquelle elle a compris qu’elle était attachée à lui d’une manière plus irrévocable qu’à tous ceux qu’elle a connus. Seulement, entre l’aimer et être capable de vivre l’amour avec lui, il y a un monde qui lui est encore inconnu et mystérieux... Les secondes de silence qui s’égrènent après le rendez-vous à peine camouflé ne dissipent pas la tension qui l'habite. Aussi ne laisse-t-elle aucun temps mort ni répit et sitôt reprend en offrant une dérobade toute trouvée – pour une fois que Morrigan peut être d’un quelconque secours ! Son ton est toujours enjoué pour passer le cap. Comme si cela ne lui fait rien. Comme si elle ne prend pas comme une rebuffade l’absence de réaction empressée de l’élu de son cœur.

Ayant enfoncé son bonnet pratiquement jusqu’à son nez, la Primat de l’Ordre le réajuste pour au moins y voir quelque chose. Puis avec alacrité et néanmoins grâce, elle rassemble ses cheveux comme pour faire une queue de cheval basse. Or, ses mains soulèvent sa chevelure juste ce qu’il faut pour la dégager du manteau. Fin prête à repartir, elle s’apprête à faire face au dieu mutique, mais elle l’entend bouger, et aussitôt il est près d’elle, ses bras autour d’elle... Chatouillée par l’air chaud et diablotin du souffle de Dorian dans le creux de son cou, une chaleur doucereuse monte aux joues d’Irene. Elle est là où est sa place, dans les bras de son bien-aimé. Il n’élude pas l’invitation, encore qu’il y revienne avec une plaisanterie qui bascule le sourire d'Athéna dans l’amusement.

"Et moi, je me demande si ce sont aux ibis de Thot à qui tu dois d’être si renseigné sur les travers de mes chouchous à plumes. Comme leur dieu, ces échassiers sacrés feraient-ils trop étalage de leur savoir ?"

Sa supposition, bien que fantaisie, a été proférée avec le plus grand sérieux. Cependant, son imagination déborde avec les images rigolotes d’échanges de bons tuyaux entre les oiseaux espions et le dieu du ciel, et elle est en rit. Jusqu’à ce que Týr referme les bras plus étroitement autour d’elle. Sitôt les images délirantes s’envolent, reconverties en envies plus exaltantes...

*Ainsi la Corneille peut aller se faire voir...*

Pour autant, elle ne se précipite pas plus loin ; ça serait ouvrir la porte aux déceptions assurées. Un labeur incessant est au centre de la vie d’un Vice-Primat doublé d’un agent du FBI, Týr a l’embarras des occupations à vaquer.

À l’effusion de leur visage, joue contre joue, elle éprouve une joie si douce, faite de tendresse et de chaleur, alors que le mot symbioter fait vibrer les fibres de son cœur.

"C’est un oui de bonheur, pour symbioter à notre guise !"

Leur étreinte finit par se rompre. Ce qu’elle accepte sans perdre l’envie de retrouver un nouvel instant d’intimité. Désormais face au dieu du ciel, elle tente une contenance désinvolte, mais le bleu intense du regard qui rencontre le sien rend la chose malaisée. Elle lui sourit. Il lui replace des cheveux sous son bonnet, mais le geste est encore trop fugitif, sans réelle consistance, bref insatisfaisant à son goût ! C’est alors qu’un "Ho-ho… !" presque inaudible s'échappe de la bouche de la vertueuse déesse, dont les yeux se sont également arrondis de stupeur. Sa honte d’avoir commis un délit à l’encontre du dieu réincarné est telle que son visage ressent à vif la caresse.

"Si j’avais su…"

Elle s’était servie avec sans-gêne, pour ne pas dire qu’elle avait raflé, dans la réserve de Týr. Mais elle n’avait pas pensé à mal, du tout ! À ce moment-là, enfermée dans une douleur inaltérable, elle croyait ne jamais le voir revenir.

*Si je te livre la vérité maintenant*, raisonne-t-elle, confiante que le dieu stratège rejoindrait ses vues – s’il en avait connaissance. *Je ne vais pas amoindrir ton préjudice subi, seulement amplifier mes regrets.*

Ses yeux se baissent sous ceux inquisiteurs, ou du moins perplexes du dieu nordique. Déballer qu’elle a répandu son nectar sur une motte de terre ou qu’une humaine est joyeusement en train de le siroter dilué avec de l’eau pétillante ou en sauce à viande ne plaidera pas sa cause. En outre, elle craint de gâcher l’opportunité rare de passer un moment insouciant avec lui.

"En amour, certaines personnes n’ont pas besoin qu’on les encourage pour s’accrocher." énonce-t-elle une conviction qu’elle a acquise en tombant amoureuse d’un homme dont les débuts de la complicité se condensaient à un haussement de sourcils, voire à un frémissement des lèvres. "Heimdall. Tu as parlé tout à l’heure, de sa patience infinie."

Calmement ses mains sillonnent sur la veste de Dorian pour aplanir des plis inexistants avant de remonter pour se poser sur les épaules du dieu. De même, ses yeux pers s’agrafent dans son regard bleuté. Elle lui donne sans doute l’air de revenir en arrière dans la conversation ; or ce n’est absolument pas le cas. Sans quoi elle se serait lancée dans un argumentaire sur la pure démence du gardien du Portail, à s’acharner ainsi avec une furie pour épouse.

"Il est la preuve, s’il le faut, que les êtres renoncent à beaucoup de choses, mais rarement à l’amour, ce n’est pas ton avis ?"

En effet, par un cheminement propre à elle, sa conscience – retorse – est en train de quêter l’approbation de Týr !

"Si je peux oser une confession intime... (Sa voix se fait douce. Elle avance son visage assez proche pour lui glisser à l’oreille :) J’ai très envie que tu me montes... (Elle fait durer la pause par badinage assumée.) ... Là-haut."

Avec un petit sourire charmant, elle pointe le menton en l’air la sortie de la cuvette.

L'honneur n'est pas tout

Le vol odieux de mjodr sacré est – innocemment – évoqué. Týr, en juge arbitrant la loi depuis l’aube de la civilisation nordique, interprète la consternation d’Athéna comme un sentiment d’outrage partagé. Ne sont-ils pas symbiotes ? Unis dans leurs valeurs et leurs sensibilités ?
À moins qu’il ne discerne plus avec justesse le vrai du faux, aveuglé par l’amour qui se superpose à son regard. Sa respiration se bloque ; seul son cœur bat, et il bat fort quand il croit lire les mêmes sentiments dans les yeux pers. C’est dans leurs profondeurs abyssales qu’il veut vivre, qu’il veut être.

Les lèvres de la déesse ondulent à la manière d’une rose aux pétales dansants, caressée par le murmure d’un vent artiste. C’est d’amour que parle la voix cristalline d’Athéna, se faisant le héraut des pensées profondes de son compagnon transi.

Partage-t-elle mon désir, plus puissant à chaque battement de cœur en sa présence, de sceller nos lèvres ? D’entrelacer nos doigts, qui ensemble tisseront la trame heureuse d’une vie commune ? De partager un bonheur commun et exclusif, immuable aux assauts du destin ?

L’union controversée de Heimdall et Morrigan laissait Týr indifférent. Il s’est toujours tenu éloigné des histoires sentimentales entre divinités. À sa nomination en tant que Vice-Primat, il a analysé le mariage des deux Primats sous les angles de la répartition des pouvoirs et des conflits d’intérêts au sein du Conseil. Mais leur relation amoureuse ? Les affaires de cœur n’ont jamais concerné Týr de façon directe, sinon à travers les humaines qui se sont énamourées de son incarnation précédente. Des humaines souvent braves, bourrées de qualité, mais envers qui le Nordique éprouvait seulement du respect, de la bienveillance, au mieux une forme limitée d’affection.

— Demande mon avis sur une affaire de justice, et je te répondrai après le temps de réflexion nécessaire à un avis éclairé. Questionne-moi sur l’amour entre deux êtres, et j’ai l’impression de voler dans un ciel vierge, inexploré et sans repère.

Pourtant la question d’Athéna bouleverse quelque chose en lui. Sa poitrine se serre, devient trop étroite pour contenir l’immensité du ciel qu’il vient de décrire. Un ciel d’un bleu profond, où brille désormais un soleil éclatant à son zénith.

C’est mon amour pour toi, qui est infini. Présent aux confins de l’horizon et au-delà.

Son essence divine aspire à quitter la barrière de leurs corps pour se toucher, se caresser, danser et jouer avec la joie pure et innocente des origines.
Pourtant il désire tout aussi fort, et même plus fort encore, contempler sans limite la magie du regard pers qui enchante son âme. La beauté du visage gracieux qui émerveille son esprit. Dorian veut presser contre lui le corps d’Irene, humer l’odeur de ses cheveux. Goûter sa peau douce, dont il se languit davantage après chacun de leurs trop brefs contacts. Il veut sentir son cœur battre contre le sien, dans une harmonie comparable au ballet majestueux des étoiles.
C’est une voix chargée d’émotions, au bord d’un monde où la raison se dilue dans la spontanéité de l’affection, qui répond à la déesse attentive :

— Je sais néanmoins que j’ai renoncé à la paix et la sérénité du cosmos… pour être auprès de toi. Pour être avec toi. Je trouve une sérénité plus grande en ta présence, et des sentiments plus précieux que les beautés de l’univers. Ce miracle vit et perdure parce que je reste fidèle à ma nature intrinsèque. Aux fondements de ma divinité. Je reste Týr. Comme je suis resté Týr en me réincarnant dans l’humain Dorian Kerr, malgré des changements qui s’étendent au-delà de mon apparence physique. Jamais je ne renoncerai à ce que je suis, pour quelque raison que ce soit. (L’intensité de son regard s’amplifie, et c’est Athéna qu’il vise sans détour.) Je crois à l’amour qui nous transcende, pas à l’amour qui nous avilit ou nous détruit.

Le monde est devenu plus vivant et coloré, le chant de la terre plus mélodieux depuis que Týr est tombé sous le charme de la déesse grecque. Sa perception du monde a changé, comme s’il le redécouvrait de l’intérieur. Mais son essence divine reste, et restera toujours, ancrée dans les hauteurs du ciel.

Des hauteurs que désigne Irene avec une audace salace qui provoque une réaction inhabituelle dans le corps de Dorian. Un élan combiné à un désir qu’il n’a jamais ressentis au cours de sa chaste existence millénaire.

— Attention, déesse vierge, tu commences à t’exprimer comme ta demi-sœur Aphrodite.

Pourtant un sourire borde les lèvres du Nordique. Il lève les yeux bien au-delà de la cuvette, vers la couverture nuageuse qui les surplombe. Son talent inné évalue la distance, l’épaisseur des cumulus et ses réserves de pouvoir.
Týr est las des décombres, des grises constructions humaines, de leurs technologies sans âme et des nouveaux dieux omniscients. Son essence aspire à la magie, à un moment de pureté et d’isolement dans son milieu naturel.
En compagnie de la déesse qu’il aime.

— Cramponne-toi, ordonne-t-il en ceignant la taille svelte de ses bras vigoureux. Ses lèvres approchent de l’oreille protégée d’un bonnet. Je vais t’emmener au septième ciel.

Le front du dieu nordique se plisse alors qu’il mobilise son énergie. Ce n’est pas au sommet de la cuvette que Dorian entraîne leurs corps enlacés, mais dans une soudaine ascension verticale.
L’accélération est fulgurante. Assez rapide pour donner à de possibles témoins l’impression de rêver. Seules des caméras équipées de capteurs électroniques sophistiqués saisiraient plus qu’un trait vertical fendant un ciel terne. Le vent fouette les deux visages, en particulier celui de Dorian qui protège la tête d’Irene, nichée contre la poitrine sécurisante qui bat d’exaltation.

Étrange, qu’elle songe à se coiffer d’un bonnet avant le décollage. Préméditation ? Intuition ? Ou convergence de nos chemins de vie symbiotiques ?

Le dieu du ciel éprouve une joie indicible à tyrer Athéna dans les hauteurs telle une fusée silencieuse. À l’inviter dans son monde. À rejoindre la matrice sacralisée qui a accueilli les prières de peuplades anciennes, dont une poignée de descendants continuent à l’honorer de leur foi nourricière.

L’horizon se change en brume. En brouillard épais chargé de cristaux de givre. Týr sent rapidement ses forces décliner. Des plis soucieux creusent son front. Que fera-t-il, s’il a mal évalué la situation ? L’élévation foudroyante a puisé une grande part de son énergie, dont les nuages froids le privent cruellement.
Enfin la lumière éclatante du soleil éblouit son visage, le réchauffe de ses généreux rayons. Les dieux s’immobilisent, formant une pariade qui tournoie sans hâte dans une forme de danse aérienne. Un dôme azur les recouvre, immense et silencieux. Un tapis floconneux de nuages blancs gît à leurs pieds.

Dorian accueille d’un sourire tendre le visage d’Irene qui se redresse. Il lui offre la chaleur de son souffle, dépose un baiser rieur sur le bout du nez rougi par l’ascension en basse température.

— La vue est magnifique, n’est-ce pas ? Bienvenue au sixième ciel. (Un bras ferme et vigoureux continue d’étreindre la taille d’Irene, tandis que sa main libre ôte le bonnet lui donnant un air adorablement mutin.) Le soleil va vite te réchauffer. Il tape fort à cette altitude. Peut-être autant que sur le mont Olympe. Et j’ambitionne de concurrencer la chaleur de ses rayons.

Le corps vaillant de Dorian diffuse une agréable tiédeur, semblable aux douces émanations d’un foyer. À l’intérieur de sa poitrine chante un cœur à la sincérité indiscutable.

— Nous n’avons pas beaucoup de temps, et tant de choses à nous dire que l’éternité n’y suffirait pas.

La danse s’interrompt. Le front de Dorian percute sans heurt celui d’Irene, écho d’une rencontre issue d’une autre réalité romanesque. Pléthore d’événements imprévus les ont conduits à ce moment.

— Je ne veux pas seulement travailler avec toi, me battre à tes côtés, te rester loyal et fidèle jusqu’au dernier soupir du monde. Cela ne me suffit plus, Athéna.

Leurs prunelles se rivent les unes aux autres, lucides et brillantes. Le monde autour d’eux s’évanouit, respectueux de leur intimité.

— Je sens grandir en moi une force née des sentiments que j’éprouve envers toi. Elle croît à chacun de tes regards, frémit à tes sourires, et pleure en ton absence.

Une main glisse dans les cheveux soyeux d’Irene, s’arrête à la frontière du crâne et de la nuque.

— Je t’aime, Athéna. (Silence.) Je t’aime avec l’intensité et la conviction d’un dieu qui éprouve ce sentiment unique pour la première fois. (Silence.) Je t’aime au point que je veux faire partie de ta vie, aujourd’hui et à jamais.

Leurs visages se rapprochent, se frôlent. Leurs yeux émus se troublent. Leurs souffles passionnés se mêlent. Leurs nez se caressent, leurs lèvres se cherchent.
Se trouvent, enfin.