Les Goûts et les couleurs

"Et merde !"

Un juron qui ne sortait pas de nulle part, contrairement à cet orage qui se mit à gronder sans crier gare. Le taxi que j'avais commandé ne s'était pas présenté et je traversais Philly avec ce que je pouvais de transports en commun. De quoi me faire bouillir de colère à chaque instant. D'autant que je n'étais pas des plus sereines...

Si j'avais une assez bonne résistance au stress, je savais pertinemment que pour ce contrat, aucune erreur ne serait autorisée. Il s'agissait de redécorer l'appartement du nouveau Maire. Jeune et charismatique, présenté comme le véritable coup de foudre politique de cette ville. J'ignorais sur quelles promesses il avait été élu, n'ayant connaissance que de son appartenance au parti républicain. Cela pouvait m'indiquer pas mal d'éléments sur sa personnalité mais il me faudrait bien plus pour le cerner.

Ce rendez-vous était autant pour voir l'appartement que pour tenter de percevoir quels seraient ses goûts. Voir quel style lui correspondrait et pondérer cela avec ses attentes.

Vu qu'il s'agissait d'une personnalité importante, j'avais soigné ma coiffure en un chignon bas élaboré, soigné mon maquillage en optant pour quelque chose de discret mais souligné, et arborais un tailleur bleu marine cintré. Rien d'ostentatoire, de percutant, de provocant. Il me tenait à cœur de renvoyer une image professionnelle, sérieuse mais également de dégager une certaine sensibilité.

Malheureusement, les affres de la route avaient trempé mes cheveux, mouillé mes épaules et déposé quelques gouttes éparses sur mon visage. Si d'ordinaire j'aimais la pluie, je la préférais prévue et non si soudaine... La surprise était un poison nuisible. Une distraction superficielle qui nous éloignait de nos buts. Ce n'était pas un jour où je pouvais penser autrement.

Mes talons frappaient le sol à vive allure jusqu'au perron de l'immeuble que la secrétaire du Maire m'avait indiqué. J'espérais pouvoir m'abriter sous le hall et me remettre avant de rencontrer mon client. Mais je constatai sa présence et hésitai une seconde à simplement faire demi-tour, puis prétexter auprès de sa secrétaire que j'avais eu un empêchement.

Impossible. J'avais besoin de ce contrat.
Impossible, il semblait m'avoir déjà repérée.

Je m'avançai en traversant les derniers pas qui nous séparaient et je lui tendis une main avenante. Quelque peu défaite et une soudaine intimidation que je ne m'expliquais guère... Je n'étais pas d'un naturel à me laisser dépasser si simplement. À croire qu'il avait un magnétisme forcé, surnaturel... "Bonjour monsieur le Maire, je suis mademoiselle Rosenthal. J'espère ne pas être trop en retard, j'ai eu quelques soucis de taxi", le saluai-je en me présentant.

Les Goûts et les couleurs

Mes salutations ne semblèrent pas faire bonne allure... Ma main faillit se refermée, bien trop gênée et embarrassée par sa façon déplacée de me jauger comme si j'étais un article dans une boutique. Mais au dernier instant, il vint la saisir avec douceur et une expression charmeuse qui se prêtait merveilleusement à son visage angélique.

De ces beaux hommes qu'une femme simple ne saurait et ne voudrait oser aborder autrement que par des fantasmes rêvés la nuit avant de se coucher.

À cet échange, dans une coïncidence perdue dans les caprices du climat de Philadelphie, la pluie cessa et la lumière de l'astre diurne revint à nous. De sa chaleur et également d'une brise ressemblant à celle des champs épanouis. Une odeur étrange sur laquelle, pourtant, je ne m'arrêtai pas particulièrement. L'enjeu n'était pas d'analyser mes sens mais de conclure une affaire pour pouvoir manger le mois prochain.

D'une impolitesse certaine avec les rondeurs d'une élégance assurée, le Maire vint deviner mon nom comme s'il n'avait aucunement écouté mes présentations. Son timbre avait beau se faire cordial, l'annonce que j'étais la quatrième prestataire à passer par cette étape fit tressaillir un instant mon sourire. Sans me décomposer, je tins ma langue et le suivis en silence dans le hall.

Nous rejoignîmes l’ascenseur et j'en profitai pour observer l'anti-chambre. Un œil qui balaya avec attention l'environnement. Autant par curiosité qu'admiration. Si tout ceci était très ostentatoire, cela restait agréable à contempler.

Mon attention se reporta vivement sur le Maire et ses paroles. "O-oui, j'ai en effet eu un article dans ce magazine, répondis-je avec un œil suspect mais d'une curiosité enfantine. Vous lisez les magazines d'architecture ?" Me permis-je de le questionner.

D'un geste galant, le Maire me fit entrer dans l'ascenseur une fois que ce dernier nous fit l'honneur d'ouvrir ses portes. Lorsqu'il se mit à mes côtés, un contraste se dessina. Il me dépassait de mètre quatre vingt alors que j'effleurais soixante-dix mais avec les talons. Il faisait détendu, à domicile et serein sans aucun malaise alors que je devais être raide et donner l'impression de jouer ma carrière. Ce qui, en soi, était vrai : si le Maire rejetait la proposition que je lui faisais, cela viendrait à savoir. Le milieu était assez restreint, ce qui permettait de faire et défaire des réputations très rapidement.

Le silence se faisait gênant. Je ne pouvais m'empêcher de le regarder du coin de l'œil. Comme si à la télévision je ne m'étais jamais rendue compte de ce qu'il pouvait dégager. Une retenue m'empêchait de trouver de quoi amorcer la conversation... je n'étais pas particulièrement timide mais les discussions superficielles n'étaient pas mon fort. Je laissais le bavardage à ceux qui en avaient besoin pour exister. Pourtant, à cet instant, j'aurais donné cher pour être du genre bavarde et ne pas laisser les étages défiler dans un silence qui accordait à mon esprit de divaguer...

Les Goûts et les couleurs

Certaines remarques n'étaient pas à faire et je constatai à ma première interrogation sur sa personne que je n'avais pas le compas dans l'œil quand il s'agissait de le saisir. En réalité, je ne l'imaginais pas bouquiner quoi que ce soit en rapport à la culture... En politique, oui, en rapport avec les sujets de société actuels houleux, pourquoi pas. Mais de la culture juste pour de la culture... Il me sembla un peu plus intéressant que ce que j'avais pensé de prime abord.

L'ascenseur s'arrêta après avoir gravi les étages et les portes s'ouvrirent. Le geste qu'il se permit pour m'inviter à sortir m'étonna mais je ne me fis pas farouche à sa proximité, intriguée par la promesse d'un lieu magnifique et original. Docilement je suivis ses pas, venant à m'émerveiller en silence de ce que je voyais. Un constat indéniable : cet appartement avec du charme et du caractère.

Le Maire me guida pour faire un bref tour des lieux et me dévoila ce qu'il attendait. De quoi me faire froncer les sourcils de curiosité. Mais mon intrigue se fit stopper par sa question. La mythologie ? "J'ai des notion, comme chaque personne s'intéressant aux styles ayant traversés les âges ou non. Si vous souhaitez des œuvres authentiques pour chaque pièce, 20 millions ça risque de faire juste. Mais avec un tel budget, je pourrais vous trouver des pistes intéressantes. Si je ne suis pas moi-même acquéreuse d'objets d'art, j'ai mes entrées dans quelques salles de ventes en ville et également à New-York. On devrait pouvoir trouver votre bonheur. Mon style se rapproche plus de la légèreté et de l'épuré, mais j'ai déjà deux trois idées qui pourraient combiner nos deux styles", décrivis-je en prenant soin d'observer chaque pièce.

Le style qui s'en dégageait paraissait bien froid et impersonnel pour le moment, mais cela suffisait à donner un cachet certain à chaque pièce. Continuant à faire le tour, je me tournai un instant vers le Maire. "Pourquoi une telle fascination pour le roi des dieux, monsieur le Maire ?" Demandai-je d'un sourire minaudé et curieux. Ce n'était pas une lubie très commune. Les intéressés de la mythologie grecque ne se cantonnaient pas à un seul dieu. Qu'il soit le principal ou non. J'y voyais là un reflet de sa personnalité, un besoin d'affirmer une ambition, une suprématie. La façon dont il pouvait se voir, une association forte nimbée d'un narcissisme certain s'il voulait en disposer de partout.

Le genre d'homme égocentriste toujours trop sûr de lui et arborant des airs supérieurs... J'abhorrais ce genre de personnalité, mais il était mon client. Et un bon. Décrocher un tel contrat me mettrait à l'abri pour quelques temps. Ce qui me chiffonnait c'était l'idée d'être ne serait-ce qu'un tant soit peu attirée par un tel homme. Un magnétisme léger mais assez fort pour me faire mettre de côté certains principes, certaines valeur. Cela me paraissait étrange, contre-nature...

Les Goûts et les couleurs

Une prétention certaine se dégageait de cet homme au charisme que j'aurais aimé pouvoir discuter, minimiser. "Un café. Noir, s'il vous plaît", demandai-je à la suite de sa proposition. Je ne laissais rien échapper à mon attention, scrutant les contours de chaque pièce pour les imprimer dans mon esprit.

Je suivais encore ses pas, m'intéressant aux croquis que le Maire me présentait avec un regard impliqué avant de croiser son regard lorsqu'il commenta leur travail. S'il s'éloigna pour prendre ses aises, je restai à feuilleter les croquis avec un intérêt certain. Ils représentaient strictement, presque au mot près les éléments donnés par le Maire. Mais avec une âme en moins. Un quelque chose qui pourrait donner à ces agencements toute leur personnalité.

D'une oreille, je l'écoutais, m'attardant sur quelques détails des plans qui m'intriguaient plus que d'autres. "C'est tout à votre honneur de vouloir participer aux travaux. On néglige bien souvent l'implication du client dans ces changements qui, pourtant, sont très intenses", me permis-je de juger en lui adressant un regard. Une inspiration, un retour aux croquis. "Il y a de très bonnes choses qui ne devraient pas être rejetées définitivement. Mais effectivement, il peut y avoir bien mieux à proposer. Cet appartement est effectivement atypique. Et ce que vous souhaitez en faire l'est tout autant. Donner la place que vous souhaitez à votre protecteur est délicat, mais pas impossible", répondis-je en me retournant et observant une nouvelle fois la pièce.

Lentement, je me déplaçai dans le salon, le regard ailleurs, tentant de me projeter et visualiser l'esquisse d'une idée. "Il ne s'agit pas d'une croix chrétienne à poser au-dessus d'un encadrement de porte... soufflai-je d'une voix basse. L'idée ne serait pas de centrer les agencements pour mettre en valeur les œuvres représentant Zeus mais de faire en sorte que chaque pièce donne l'impression de leur appartenir. Comme si le dieu lui-même possédait ce lieu", réfléchis-je à voix haute. Un ton éloigné, projeté comme un rêve que l'on tente de conter en se le remémorant.