Ne regarde pas en bas

Il n'y a rien de plus grisant que cette sensation d'étouffer en étant enfermé dans une grande demeure. J'en avais fait le tour des centaines et des centaines de fois depuis des mois : je tournais littéralement en rond ! Hormis m'assurer que les listes de courses pour les humains soient bien à jour et que le nécessaire soit fait dès qu'un invité se pointe, je n'avais strictement rien à faire.

Les premiers temps, je m'occupais à détester Erevan, le maudissant de m'avoir traînée ici. Ensuite mon attention s'est portée sur Aegir et son projet funeste me concernant. Puis je m'étais acclimatée, me permettant de bouquiner les œuvres conservées dans sa bibliothèque. Je m'occupais à jouer du piano et parfois même je me perdais à dessiner des jours durant, dormant et mangeant à peine.

Mais les semaines qui suivaient m'amenaient à vouloir autre chose. Cet horizon que je contemplais. Mon corps tout entier semblait happé par cette ligne à la portée infinie. J'avais pris la mauvaise habitude de me faufiler jusqu'au bout de la falaise. Les rebords escarpés me repoussaient de plus en plus dans les terres. Éloignée de quelques mètres de l'arrête des roches, je me contentai d'observer. De guetter. J'ignorais si Ægir savait que je venais ici. Si c'était le cas, il devait avoir assez confiance pour ne pas venir me récupérer. Ou bien être trop sûr de mon point faible pour croire qu'il y ait le moindre risque que je ne vienne à sauter et tenter une troisième et ultime fois de m'enfuir...

Je ne voulais plus fuir, sachant pertinemment que ce serait vain : on me retrouverait, quoi que je fasse, où que j'aille : ce sont des dieux... Une disciple ne sait échapper à son créateur et les pouvoirs des divinités étaient très étendus. Trop étendus... Je me méfiais de chacun d'eux.

Dans une envie de comprendre ce que j'étais devenue, de tester mes limites, je vins à vouloir tuer mon ennui en mettant à l'épreuve mon talon d'Achille. Je me levai et tentai de m'approcher du bord. Les traits de mon visage se crispèrent sous la concentration que je m'infligeais. Mes poings se serraient à mesure que les battement de mon cœur venaient à accélérer. Plus mes pas m'amenaient vers la fin du monde et plus je sentais mes poumons se compresser. Cette concentration m'empêchaient de faire attention à ce qui m'entourait...

Ne regarde pasEn bas

Il fait tourner la pomme entre ses mains. Le fruit à des allures d’interdits, ça le fait rire toutes ces conneries qui se sont passés pour ça. C’est qu’elle a pas foiré son coup, la garce, avec ses doigts facétieux. La discorde jusqu’au bout des ongles avec une simple… Pomme et 3 pauvres connes assez stupides pour y accorder de l’importance. Et c’est pas Eve qui dira le contraire, au moins, elle, elle aura eu la chance de croquer dedans. N’importe quoi. Les créatures mortelles sont à l’image de ces Dieux dont ils ont fini par se détourner : pathétiques. Il les déteste. Les têtes pensantes de panthéons, qu’ils disent. Ça lui donne envie de vomir ; toute cette hypocrisie. Parce qu’ils sont comme des chiens galeux, maintenant, à ramper devant les terriens pour un peu plus de prestige. Bande de crevures, ça vous fait les pieds hein. L’idée qu’ils soient dans l’obligation de se vautrer dans leur humiliations en s’abaissant à souiller leur grâce de quelques prières obsolètes, ça lui permet de supporter la sienne, de chute. Et encore que, Loki, lui, il a cette habitude bien ancrée dans la chair d’être le mal aimé, ça lui change pas grand-chose au final d’être mit sur la touche. Mais eux, c’est carrément risible de les voir s’agiter comme ça.
Dos contre l' écorce de l’arbre, Loki a visu sur toute la terre au sommet de l’arbre ; ça lui permet surtout de passer outre le regard de tous ceux qui refusent son entrée – pour ainsi dire la plupart de tous ses congénères. Fort heureusement, il lui reste encore quelques connaissances à l’amabilité facilement influençable ou corruptibles. Pas qu’il apprécie plus que ça le Sanctum. C’est un endroit qu’il qualifie d’aigre et de terriblement ennuyeux. C’est simplement que le monde des Hommes lui crame parfois un peu trop les neurones. Ça, puis, faut l’avouer, c’est toujours foncièrement amusant de les voir s’affoler à le savoir dans les parages.

Regard qui se fixe sur un élément attirant son attention. Pauvre âme égarée qui se glisse au sommet de la falaise. Rien qu’au parfum qu’elle dégage et à l’air hagard qui s’échappe de sa fragile enveloppe, il sait qu’elle n’est pas de ceux touchés par une déité suprême. Loki grimace : jusqu’a présent, lui s’est toujours refusé à prendre disciple ; quel interet y a t-il à prolonger leur misérable existence  ?  Ses yeux suivent lentement les gestes de la jeune femme.  Il l’observe de loin, se plaît à  imaginer le bruit que ferait ses os s’ils venaient à se disloquer en bas. C’est si fragiles ces choses là. Un rien, et leur vie s’achève comme ça, dans l’indifférence la plus totale de l’univers.
Ça tombe bien, il commençait sérieusement à s’emmerder. La proie est belle. La proie est naïve. Ça se voit rien qu’a la manière qu’elle a de se mouvoir avec la maladresse propre à son humanité. Un bond, et voilà le malin sur le sol. Silencieusement, il s’approche de la jeune femme. C’est lorsqu’il se trouve assez près d’elle qu’il croque bruyamment dans la pomme, provoquant ainsi un sursaut de la part de la disciple. « J’sais bien que je suis pas le mieux placé pour parler de règles ou toutes ces conneries mais…. » Le regard est malicieux. L’appel, lui, pernicieux. «  T’es pas un peu trop loin de là où tu devrais être ? » En fait, il en sait rien, c’est juste du bluff. Parait que ces pauvres moutons  sont toujours campés auprès de leur idole. Mais à voir son attitude, il a probablement fait mouche. «  Hum. Tu sais ; si tu cherches à te barrer d’ici, essaie au moins de le faire en un seul morceau. ça dégueulasserait tout.» En un instant, le voilà près d’elle. Si près qu’il peut sans ménagement humer l’odeur de ses cheveux. « Puis ça serait vraiment dommage de ramasser les restes de ta superbe carcasse. » Il se recule. Juste assez pour aviser la femme et introduire un nouveau jeu. La mine faussement sérieuse, un doigt sur les lèvres, il minaude presque, se délecte de chacune des syllabes qu’il prononce. « d’ailleurs j’me demandais. Ça s’passe comment pour vous autres, les disciples. La vie, la mort. Tout ça quoi. » Sourire narquois. Les canines sorties comme un loup aux abois. .

Ne regarde pas en bas

Un croc, un sursaut. L'image de mes os se fracassant contre la roche tout en bas. Une panique soudaine qui me fait perdre un instant le contrôle. Mais je n'ai rien pour me défendre hormis ma défaillance et cette terrible attraction terrestre qui manque de me faire vaciller dans le mauvais sens...

Mais la vue se porte sur un être mangeant une pomme. Rien d'un danger. Rien qui ne justifierait cette stupeur. Je maudissais cette peur qui me hantait à chaque bruit, à chaque pas. Le pire dans tout ça, c'est qu'il m'était impossible de la combattre. À la merci de cette phobie que m'avait légué Ægir. Brillant cadeau duquel je devais faire bon usage. Dont je devais me sentir gratifiée. Merci Tyr, mais sur ce point, il faudrait encore me convaincre... Être disciple, ce n'était pas une aubaine mais un fardeau.

Le pire dans tout ça, c'est qu'il fallait se montrer reconnaissant... Certes, dans mon cas, c'était particulier. Je n'avais pas demandé ce privilège. Cependant, au vu du sort que l'on me réservait, c'était un sursit qui pouvait me permettre de tout changer. Une dernière chance à exploiter pour conserver cette humanité à laquelle je m'étais accrochée. Tellement et si risiblement accrochée que je préférais cette vie à me retrouver dépossédée de mon corps. Refusant égoïstement et naïvement à disparaître sur le fil du temps. Nous sommes tous destinés à mourir. Mais je m'entêtais à repousser l'échéance, comme si mes quarante prochaines années pouvaient plus compter que le retour d'une divinité sur Terre...

Je ne pouvais pas réaliser la douleur de mon créateur. Cette peine immense qui semblait l'avoir grisé, lui avoir fait perdre le bon sens du mot vie. Il avait perdu celle qu'il aimait plus que tout et travaillait d'arrache pied depuis des décennies, voire des siècles, à la faire revenir. Dans son domaine, on devait le prier mais également prier Ran. Quand bien même elle ne soit pas présente. Une pointe de désespoir habitait le dieu de la mer. Il avait beau vouloir le cacher, il fallait être aveugle ou idiot pour ne pas voir à quel point son absence l'affectait.

Les mots de l'inconnu me surprennent et me laissent perplexes. Loin d'où je devrais être ? Sans doute. Mais que pouvait-il en savoir ? Était-ce un dieu ? L'assurance dont il faisait preuve pouvait être trompeuse. Une méfiance qui me poussait à garder le silence. Mais je cillai à l'idée qu'il se faisait : me barrer. J'avais déjà tenté la mer. Pour une disciple du dieu de la mer, qui plus est veilleur des mers entourant Sanctum... j'avais fait l'erreur une fois mais on ne m'y reprendra pas.

L'être se rapprocha d'un trait, appuyant un certain malaise qui fit s'élever ma poitrine par un souffle profond que l'air vivifiant du sommet teintait d'un sel qu'on ne trouvait qu'ici. Lorsqu'il reprit une distance acceptable, l'homme au regard perçant sembla se questionner sur ma nature. Il était persuadé que j'étais une disciple, en ça ne je pouvais pas vraiment m'étonner. J'ignorais si les dieux autres que mon créateur pouvaient sentir cette particularité, mais c'était loin d'être la question qui occupait mon esprit à cet instant. Rien que le mot mort fit se hérisser ma peau dans une chair de poule perceptible à des kilomètres à la ronde. "J'n'en sais rien, répondis-je d'une traite d'une voix qui se fit fébrile. Êtes-vous un garde ou un géologue en pleine mission d'observation ?" Lançai-je d'un ton plus agressif que désiré. Comme un chien aboyant sur un danger dans l'espoir de le dissuader de l'attaquer. Un pitoyable système d'auto-défense qui, en l’occurrence, pouvait me coûter cher. Je n'étais pas un chiot aboyant sur un papillon... Il était le chien, j'étais l'éphémère.

Ne regarde pasEn bas

Si fragile. Si faible. A chaque fois que sa route croise celle de ces créatures, Loki ne peut s’empêcher d’avoir un haut le coeur : comment diable ces êtres inférieures et terriblement grêles et pétrissables peuvent prétendre à menacer leurs espèces à eux. Eux, les éternels. Eux, les intemporels. Pas si intemporels que ça, il se dit en crachant presque sa colère entre ses lippes carnassières dans son for intérieur. Parce que tout est de leur faute, et ça il en démordra pas. Leur infidélités, leurs ingratitudes les menant sans cesse à se détourner des forces guides qu’ils incarnent pour s’attacher à d’autres préceptes bien plus volages, bien plus fugaces.  Stupides, stupides, stupides mortels. Hérétiques enveloppes de chairs. Vos nouveaux joujoux ne serviront qu’a précipiter votre entière destruction. Ça l’arrangerait bien cela dit : les voir s’autodétruire, voilà un spectacle jubilatoire qu’il ne manquerait pour rien au monde. Pour autant, il leur pardonnera pas cette faiblesse. Pas qu’il en ai quelque chose à foutre du sort de ses congénères, mais c’est une question de principes : se vautrer à leurs pieds, c’est pas quelque chose qu’il soit capable de faire.

Alors toute occasion est bonne à prendre. Ouais, il connaît la règle : pas touche aux disciples. Il connaît aussi toutes les autres loi, ça l’a jamais empêcher de les transgresser. Pour preuve, il est là alors que sa délicate compagnie n’est appréciée ni des uns ni des autres. C’pas sa faute, il est fait comme ça, gangrené jusqu’à la moelle de ce besoin irrépressible d’exister plus fort, au-delà des limites et par delà la morale. Aphorisme ennuyeux à mourir : et putain leur vie elle est trop longue pour s’encombrer de telles balivernes.
Croque la pomme, le loup aux abois. Regard sombre, profond. Loki : un nom qui fait frémir tout ceux qui ont eu la chance de croiser sa route mais aussi celui dont le mythe l’affuble d’un éternel manteau de ruses. Une notoriété qu’il s’empresse bien évidemment d’endosser avec la ferveur intention de détourner le jeu à son avantage. Je suis pire que ce que vous avez voulu que je sois. Cette danse là, c’est à la disciple face à lui qu’il la dédit. Quelques regards autour d’eux pour s’assurer que nul garde, nul veilleurs n’a repéré son manège infernal. Personne. Parfait. Champ libre d’action, assurance dans les paumes de sa main. Elle a la voluptée de ces âmes qui ne savent pas encore qu’elle viennent de sombrer dans un typhon obscur. Un instant, il s’amuse à chercher quel Dieu a été foutu d’aller la dénicher celle là : avec ses grands yeux imprégnés d’ignorance et d’envie de liberté. Il en serait presque attristé pour elle ; y’a probablement eu un couac dans tout ça, ça s’voit rien qu’a ce qu’elle dégage. La camisole te sied à merveille, beauté, mais là, t’as signé pour perpet’. Sourire goguenard qui s’étale sur des lèvres humides. Les crocs sont affûtés comme des lames de rasoirs et sa langue prête à dégoupiller comme une grenade.

Elle sort les griffes ; un peu. Pas assez à son goût. C’est dommage, il était presque sûr d’avoir vu une étincelle quelque part dans les iris de la belle. Pas de quoi en faire un brasier en définitive. Ça viendra, sûrement : c’est fou ce que les gens sont capable de faire lorsqu’ils se sentent menacé. Et justement, ça c’est son truc. «  Un géologue ? Un garde ?  Oh pauvre de moi, ça me fend le coeur de renvoyer une telle image... » Mine renfrognée et larmes de crocodiles. Action – Réaction. Le voilà qui se recule et s’abaisse lentement devant la disciple. « Mais c’est ma faute, j’aurais du me présenter. » La minauderie est aussi sifflante que le son d’un serpent  s’apprêtant à mordre. «  On me connaît sous le nom de Loki. » Il se redresse et avise la jeune femme avec une demesure presque obscène. « Alors ?Et si on testait un peu la capacité de ta race à supporter les lois de la gravité. J’sais pas trop, j’imagine que vous êtes plus résistants que les humains lambdas. Non ? » Il jubile presque de voir les pupilles de la jeune femme se dilater. «  Aller, on prendra ça comme une expérience physique. »  .

Ne regarde pas en bas

Une pression nouais cet échange telle une mâchoire se resserrant sur une proie. Un déséquilibre que j'étais habituée à subir dès lors qu'un dieu venait s'approcher. Une impudence qui transpirait de ces corps dérobés. Les dieux paraissaient finalement bien pathétiques à devoir compter sur une espèce si faible que la nôtre... Une chaîne alimentaire dont nous étions tous les maillons, sifflait la sagesse de Tyr.

J'aurais aimé reculer, m'éloigner, mais un pas de trop et je risquais de basculer. D'un sens comme dans l'autre. Solitude appréciée qui se voit si soudainement redoutée. L'insécurité devenait palpable, amenant cette moiteur dans mes paumes resserrées. La courbure de ses lèvres se fait malsaine, de quoi m'asséner un frisson d'effroi. Quel jeu jouait-il, ce dieu-ci ? Regard perfide et malicieux, je doutais qu'il fasse partie du bon côté... Le bien et le mal n'étaient que des conceptions humaines et ne trouvaient aucun réel écho dans l'âme des dieux qui se faisaient tantôt l'un et tantôt l'autre. Mais il n'y avait rien de rassurant dans les traits de cet être-ci.

Faussement déçu par l'image que je lui prêtais, d'un garde ou d'un scientifique égaré dans l'ironie, l'inconnu ne se décomposa guère. Au contraire. Comme s'il allait appuyer un peu plus fort sa question laissée suspend. Or, il ménageait ses effets, venant se présenter avant d'enchérir. Loki. Un cillement. Déglutition difficile à en connaître assez pour craindre le pire. De quoi justifier sa comédie. De quoi justifier cette perfidie soupçonnée. Mon cœur s'emballait sous la crainte. Sous ses mots amorcés d'idées macabres. Tester la gravité ne m'avait jamais tenté et ce n'était pas prêt d'arriver... M'éloigner du bord signifiait m'approcher de lui... Un risque que je pris.

Quitte à avoir un mouvement audacieux, autant en user. Quand bien même je ne puisse prétendre à flouer le dieu de la ruse. "Une expérience que je vous invite à faire avec un autre jouet : je ne suis pas le vôtre, navrée", articulai-je entre mes lèvres serrées et un regard faussement assuré. Une incertitude qui se lisait sur mes traits sans grand mal. Par désir de pallier à cette incrédibilité, je vins saisir la pomme qu'il tenait entre ses mains et croquai à mon tour dedans sans la lui tendre en retour. Tel un chat feulant face à une bête sauvage pour la faire fuir.