The night comes down


L'annonce d'une mort est toujours brutale. Même lorsqu'on y est préparé, la perte d'un proche est difficile, voire traumatisante selon les cas. Loris avait à peine dix ans lorsque sa mère était décédée et même si la douleur avait été extrême, il avait bien fallu qu'il la surmonte. Le temps est le seul capable d'apaiser ce genre de blessure.
Plus tard, au cours de sa jeune vie, Loris avait rencontré ce qui ressemblait à une deuxième mère, pour une deuxième naissance. Sa mère drag-queen. C'était surtout symbolique parce qu'en vérité, ils n'avaient jamais été réellement proches. Calamity était âgée et un peu folle, elle vivait en marge de la société avec ses chats. Loris l'avait connue lorsqu'il s'était retrouvé à la rue et ce personnage excentrique l'avait profondément marqué. Ils discutaient parfois, lorsque Calamity le voulait bien et qu'elle daignait poser sur le jeune garçon le même regard que sur un chaton égaré. Elle lui offrait du lait et des biscuits. Il crevait tellement de faim à l'époque. Il ne savait jamais si elle l'accueillerait gentiment pour lui parler de son passé de drag-queen dans les cabarets ou si elle le chasserait en lui hurlant des insanités. Elle était si lunatique. Mais elle possédait un tempérament qui émerveillait l'adolescent qu'il était.

En ce jour de décembre, Calamity était morte. Loris l'avait appris par l'intermédiaire de ses potes du ghetto où elle vivait. Les voisins organisaient une collecte pour son enterrement parce que Calamity n'avait aucune famille pour s'en occuper et Loris avait fait un don anonyme. Il gagnait son propre argent à présent. Mais il avait été incapable de s'occuper de l'organisation des funérailles et il croyait même ne jamais oser se rapprocher du cimetière. Une voisine avait contacté un service de pompes funèbres, tout était prêt pour rendre un dernier hommage à Calamity ce soir, pour la veillée funèbre. Il n'y aurait sûrement pas beaucoup de monde à son enterrement... elle avait si peu d'amis. Loris trouvait ça extrêmement triste.

Au prix d'un formidable effort sur lui-même, Loris avait réussi à se motiver. Il devait y aller, c'était la moindre des choses que d'être présent à l'enterrement de la pauvre Calamity. Mais il ne s'habillerait pas en noir parce que ce ne serait pas ce qu'elle aurait voulu. Elle n'aurait certainement pas souhaité qu'il y ait du chagrin et des larmes, c'était quelqu'un d'énergique et de vivant, quelqu'un qui aimait les paillettes et le spectacle. En son honneur, babyCake avait revêtu une tenue rose toute en voiles, il avait soigné son maquillage et sa coiffure. Il espérait aussi, réussir à surmonter sa phobie en puisant de l'assurance dans son allure extravagante.

Le taxi l'emmena directement jusqu'au quartier historique où se trouvait une très belle maison victorienne, entièrement noire. En l'apercevant, BabyCake ne savait pas réellement s'il la trouvait belle. En vérité, elle lui faisait penser à une maison hantée et ce n'était pas particulièrement rassurant, même si elle paraissait luxueuse. Il paya le taxi et se dirigea vers le porche. Lorsqu'il passa l'entrée, il fut de suite happé par l'odeur d'encens qui régnait dans ces lieux. La même odeur que celle de l'église du pasteur Caleb qu'il fréquentait autrefois, avec sa famille.
Le hall d'entrée était de couleur sombre, mêlant des tapisseries d'un rouge bordeaux et des boiseries couleur ébène. Clairement, BabyCake détonnait avec sa tenue rose mais il ne le regrettait absolument pas. Il se rassura lui-même en admirant ses chaussures, elles étaient magnifiques et rien que les regarder lui mettait du baume au cœur. Il avait une telle passion pour les belles chaussures...

Loris savait que le cercueil se trouvait dans la salle d'à coté mais il n'osait pas y aller, il avait trop peur. Il ignorait s'il serait ouvert ou non mais si c'était le cas, il ne pourrait pas le supporter...
Il resta là, seul dans le hall, à la recherche de la personne responsable de la maison. Il avait apporté un bouquet de fleurs. Peut-être qu'on accepterait de le déposer de sa part sur le cercueil. Lui n'oserait pas y aller. En attendant que quelqu'un se montre, il commença à faire les cents pas dans le hall en chantant à mi-voix une chanson joyeuse pour se donner du courage. Chanter aussi, ça détonnait un peu dans ces lieux...

The night comes down


Plongé dans ses pensées nerveuses, BabyCake n'avait pas fait attention à la présence discrète qui s'annonçait derrière lui et il tressaillit légèrement au son de cette voix, pourtant très douce. Il se retourna, les bras serrés autour de son bouquet de fleurs, pour apercevoir une dame aux cheveux sombres. Elle avait dit "enterrement" ? Rien que ce mot lui filait des sueurs froides. Il hocha doucement la tête pendant que la dame, qu'il devinait être la responsable des lieux, lui proposait son aide.

- Oh merci, oui ce serait gentil ! Je suis venue pour la célébration... la fête de...  Il esquissa une moue songeuse, essayant de trouver le mot de circonstance avant de souffler : - l'Hommage !  dans un large sourire spontané.

Selon la tradition vaudoue, la veillée des morts devait se faire dans la joie, avec tous les proches, c'était une cérémonie très importante. Etant en voyage, Ghede Nibo n'était pas là pour l'aider et Loris ne s'était pas senti capable de s'investir dans l'organisation ni de donner la moindre consigne concernant ces funérailles. Il le regrettait, alors qu'il se doutait que peu de personnes seraient présentes. Il n'osait même pas jeter un coup d’œil furtif dans la salle où reposait le cercueil. Néanmoins, vu qu'il n'entendait pas le moindre son, il craignait fort d'être le seul à s'être déplacé.

BabyCake baissa les yeux sur ses fleurs, dangereusement écrasées entre ses bras, avant d'offrir un regard chaleureux et toujours souriant à la brune. C'était une brassée de roses multicolores qui ressemblait davantage à un bouquets de fleurs d'anniversaire qu'à une couronne mortuaire. Le fleuriste en avait ôté toutes les épines et depuis son entrée, Loris le serrait dans ses bras, inconsciemment, comme pour y puiser du réconfort. Elles sentaient bon, mais l'odeur d'encens qui régnait dans la maison était plus forte. Il se rapprocha de la dame en quelques pas gracieux et l'interrogea, d'un regard rempli de curiosité.

- Comment ça se passe à l'intérieur, y'a pas l'air d'avoir beaucoup d'ambiance vu d'ici. Vous avez fait une belle déco ? Y'aura de la musique ? A manger et à boire ? Le cercueil est ouvert ?

La question la plus grave étant subtilement glissée parmi les autres. Il espérait qu'il y aurait au moins du champagne, ça ne serait pas du luxe pour l'aider à retrouver un peu d'assurance. Cette endroit lui fichait tellement la trouille qu'il en avait des palpitations. Et même cette femme lui paraissait flippante. A bien y regarder, Loris savait à qui elle lui faisait penser : on aurait dit Mercredi dans la famille Adams. Son apparence austère, sa façon de se glisser dans le dos des gens et puis cette douceur psychopathique....

The night comes down


La neutralité ne le rassurait jamais, de manière générale. Loris avait tendance à exprimer ses émotions de manière très marquée, que ce soit en bien ou en mal. Lorsqu'on restait neutre face à lui, il ignorait ce que l'autre pensait et son angoisse le poussait à sur-interpréter de manière négative. En l’occurrence, l'ambiance l'effrayait énormément et tout en écrasant son bouquet de fleurs entre ses bras, il puisait de l'assurance dans cette personnalité théâtrale qu'il s'était construite. BabyCake irradiait de confiance en elle et elle n'avait jamais peur de rien.
Il papillonna des cils dans un sourire crispé. Okay, il avait posé trop de questions mais si cette dame en était fâchée, elle ne lui hurlait pas dessus pour autant. Le léger sourire qui se dessina sur ses lèvres paraissait amical et Loris relâcha son souffle en l'écoutant avec attention. A mesure de ses paroles, les réactions se marquaient sur son visage expressif et ses lèvres charnues si parfaitement dessinées se plissèrent en une moue, tandis qu'il se déhanchait d'un pied sur l'autre, ayant visiblement du mal à rester en place. BabyCake dodelina de la tête, soupira et haussa les épaules.

- Je vois, c'est la catastrophe en somme, cette fête est un désastre complet, tout ça est tellement nul !
Il fit claquer sa langue, dans une exclamation de dépit avant de se rendre compte de l'aspect insultant de ses commentaires vis à vis de l'organisatrice. Abaissant la tête dans un sourire d'excuse, il se reprit aussitôt.
- Ce n'est pas votre faute, vous avez fait pour un mieux. Calamity n'avait ni famille ni ami et elle n'a sûrement jamais pensé à écrire ses dernières volontés. Mais pour lui rendre hommage, ce n'est sûrement pas ce genre d'ambiance monotone qui lui aurait fait plaisir...

Comment aurait-elle pu deviner, sans recevoir d'instructions précises ? S'il s'était caché la tête dans le sable pour éviter de penser à tout ça, ce n'était pas les voisins de Calamity qui allaient le faire à sa place. Mais Loris tressaillit lorsque la brune lui révéla cette information si angoissante qui le glaçait d'effroi rien qu'à y penser. Le cercueil était ouvert et Loris suivit le regard de la Thanatopracticienne vers cette énorme horloge qui ressemblait à un monstre assoupi. La gorge nouée par la peur, il fut incapable de répondre immédiatement et se contenta de secouer énergiquement la tête de gauche à droite. Aller là-bas ? Certainement pas. Jamais de la vie ! Les narines dilatées, il inspira profondément, sentant déjà le vertige lui tourner la tête sous cette bouffée d'angoisse si incontrôlable. Les mains tremblantes, il lui tendit le gros bouquet de fleurs multicolores et reprit d'une voix un peu trop haute, désireux de briser ce silence oppressant.

- Vous voulez bien déposer ces fleurs sur elle ? Et quand vous aurez refermé le cercueil, mettez-en quelques unes un peu partout, ce sera déjà plus joli, s'il vous plait. Je ne voudrais pas la mettre en colère, vous comprenez, elle a toujours eu un caractère très explosif !

Des larmes avait beau perler aux coins de ses cils, il les chassa par un sourire éclatant. Se retrouver dans la même pièce qu'un cadavre serait clairement au dessus de ses forces et encore pire si ce dernier était visible. Loris avait pourtant très envie de rendre hommage à cette drag-queen qui l'avait tant inspiré et il s'en voulait à présent de n'avoir pas organisé correctement les funérailles. Maintenant, il n'avait pas envie que sa phobie ne gâche tout, une fois encore.

- Vous savez quoi ? Cette fête ne sera sans doute pas un succès et c'est possible que personne ne vienne. Mais si vous restez avec moi et qu'on est au moins deux, ça pourrait tout de même être cool. On pourrait chanter pour mettre un peu d'animation et ramener des victuailles ! Je ne mange pas beaucoup, j'ai un appétit d'oiseau et c'est mieux comme ça, parce que si je grossis je ne pourrais plus rentrer dans mes costumes, mais en revanche, je ne serais pas contre l'idée de boire quelque chose ! J'ai l'argent qu'il faut pour tous les suppléments et je paie cash !

Il parlait beaucoup et encore plus quand il était nerveux mais déjà, un certain enthousiasme brillait dans les yeux de BabyCake tandis qu'il se préparait mentalement à l'idée de pénétrer dans la salle. Si au moins le cercueil était fermé, ça irait déjà mieux, non ? Et puis, il ne serait pas seul, cette dame serait là. Elle n'avait pas l'air méchante en vrai.

- Ah au fait, je m'appelle... Loris. Et vous ?

Il n'allait tout de même pas l’appeler Mercredi Adams.

Spoiler:

The night comes down


Loris se sentait obligé de se forcer à rentrer dans cette pièce, afin de rendre un dernier hommage à Calamity. Cependant, il savait très bien qu'en se rapprochant d'un cercueil, il ne pourrait empêcher une crise d'angoisse qui ne serait sûrement pas belle à voir. Il fut donc soulagé de voir la brune refermer les portes derrière elle et il poussa un long soupir de soulagement. Lorsqu'elle revint auprès de lui, il saisit sa main tendue tout en l'écoutant lui répondre. A présent, ce serait sûrement son tour de rentrer à l'intérieur et il se crispa d'avance, le ventre noué. Pourtant, la proposition amena un air surpris sur son visage et il cilla un peu avant de répondre d'un ton un peu trop enthousiaste.

- Oh vraiment ? Un peu que je veux ! Allons-y tout de suite.

Peut-être que ce n'était qu'une formule de politesse et qu'elle ne pensait pas vraiment ce qu'elle venait de proposer mais trop tard. Sans lâcher la main de Nika, il l'entraîna dans le même mouvement vers la sortie, impatient de respirer l'air du dehors. Il ne la libéra que lorsqu'ils eurent franchi le seuil et qu'ils se soient retrouvé sur le trottoir où il s'efforça de respirer profondément. Il avait beau avoir fait des efforts terribles pour contenir sa phobie, il ne pouvait s'empêcher de trembler de tous ses membres et il se rendait compte à présent à quel point il était bouleversé. Restait à espérer qu'elle ne change pas d'avis tout de suite.

- Je crois qu'il y a un bar pas trop mal au coin de la rue, ils passent de la bonne musique ! Oh lala, j'ai tellement envie de boire un bon grand gin tonic, ou même plusieurs. Pas vous ? J'avoue que je sais pas comment vous faites pour tenir le coup dans ce genre d'ambiance, c'est tellement... éprouvant. Ça me fiche une trouille de dingue...

Il ajouta ces derniers mots dans un murmure bien plus bas, avant d'afficher une moue d'excuse. Après tout, elle-même lui fichait un peu la trouille avec son allure sinistre mais il n'allait tout de même pas le lui dire. Ainsi, il se mit à marcher d'un bon pas, se balançant gracieusement sur ses hauts talons, trop pressé de plonger dans un litre d'alcool fort. Loris se rendait compte qu'il avait été sans doute trop motivé à sortir pour penser à la remercier. Il tourna alors son visage vers elle pour lui offrir un sourire chaleureux.

- Merci d'avoir été poser les fleurs, je pense que ça lui fera plaisir... elle ne sera pas complètement seule, comme ça.

Il se mordilla un peu les lèvres. Lui non plus il n'avait pas envie d'être tout seul, vraiment pas. Dans un élan impulsif, il attrapa le bras de Nika, le glissant sous le sien, pour marcher joyeusement vers le bar.

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