Long time no see

Depuis sa réincarnation, suivie de peu par son retour à Sanctum, Týr a laissé tomber le manteau de discrétion dont il s’enveloppait. Le Vice-Primat de l’Ordre représentait jusqu’alors une autorité omniprésente, mais sobre. Il se fondait dans le paysage multiple de Sanctum. Pâle silhouette tutoyant les nuages, il surplombait les cimes des arbres et les tours crénelées. Sillonnait les longs sentiers à cheval, par nostalgie d’une époque révolue. Intervenait avec parcimonie dans les rares conflits que les gardes échouaient à gérer seuls.
Aujourd’hui, Sanctum est en crise. Athéna affaiblie – son sort, et par conséquent le sien également, débattu entre les membres du Conseil. Morrigan a disparu. Les vieilles querelles ressurgissent, de nouvelles émergent. Maintes rancœurs arrivent à ébullition. Les divergences idéologiques engendrent pléthore d’actes sournois ; la vilénie prolifère comme la vermine et la peste qu’elle véhicule.
Ainsi Dorian s’affiche partout. Impose sa force recouvrée et son autorité légitime. Alterne sanction et prévention avec sagesse, conscient qu’une flammèche pourrait allumer un brasier incontrôlable.

Sanctum a basculé dans le chaos la nuit où la Tour des médias s’est effondrée, comme si l’île des dieux et l’agglomération humaine suivaient un destin parallèle.
Prophétie des heures sombres à venir ou signe d’avertissement, il aura suffi d’une étincelle fatidique pour déclencher l’explosion dévastatrice : la colère irrépressible de Zorya Polunochnaya.

Après Irene, Tony fut donc la première déesse avec qui Dorian s’est longuement entretenu. Il lui a fait part de son jugement, prodigué conseils et instructions – avec Týr, la frontière entre guidance et commandements est quelquefois difficile à percevoir. Il a également tenté, avec une sobriété nordique d’un autre âge, d’apporter du réconfort à la Slave affligée. Leur amitié n’avait quant à elle aucun besoin d’être renouvelée : Tony avait fauté, mais nullement trahi.
Dorian lui promit également de parler à sa sœur et leur époux. Par devoir, mais aussi par égard envers le trio slave avec qui il partage un lien rare et précieux.

Le Vice-Primat de l’Ordre sait précisément où et quand trouver Mercy, la gardienne des chevaux divins. Gardes et informateurs délivrent leurs rapports en permanence, mais Dorian n’a besoin d’aucune aide extérieure pour la retrouver.
Car la Zorya du matin est aussi visible et solaire que sa sœur est énigmatique.

Depuis le ciel de Sanctum il repère sa présence rayonnante. Sa frêle enveloppe entourée de chevaux apaisés qui broutent l’herbe grasse, créatures puissantes et dociles s’écartant au passage des pieds menus.

Dorian s’attarde, sa cape de Vice-Primat flottant au vent. Savoure le spectacle d’une touchante simplicité. L’animal qui se couche sur le flanc, serein et bienheureux. La déesse qui s’assied à son côté, source d’une harmonie dépassant la compréhension humaine.

Moment de répit, instant de plénitude dans un monde en proie à de funestes agitations.

Le dieu du ciel amorce enfin une lente descente, de sorte à ne pas inquiéter les chevaux. Ceux-ci étaient habitués à la présence de Godric, mais l’enveloppe de Dorian ne leur est pas encore familière.

Mercy, unie à son environnement, détecte aussitôt la silhouette imposante de son ami. Le gratifie de son doux sourire dépourvu d’appréhension. Seuls les êtres foncièrement honnêtes et ses alliés ne craignent pas son jugement impartial.

— Nous traversons une période agitée et je n’ai pas beaucoup de temps devant moi. Mais j’en ai suffisamment pour te parler, Zorya Utrennyaya.

Dorian incline la tête, puis répond à l’invitation en s’asseyant face à son amie. Jambes croisées en tailleur, poignets reposant sur les genoux, son intense regard saphir plongé dans celui de sa vis-à-vis.

— J’aimerais que Sanctum soit à l’image de ton écurie : un lieu de calme et de discipline, où le bonheur de vivre dans un havre de paix s’apprécie à chaque instant. (Il sourit.) Je devrais peut-être songer à te confier ma place, mais je ne suis pas assez cruel pour confier ce fardeau à une amie.

Et surtout, il n’abandonnerait jamais Athéna.

La mine de Dorian s’assombrit.

— Les temps ont été particulièrement difficiles pour toi et ta famille. Tu as surmonté cette épreuve ? Ou la sérénité que je lis sur ton visage est une façade, un interlude dans une tempête qui sévit encore ?

Long time no see

On dit des juges qu’ils sont avant tout sévères envers eux-mêmes, car ils se veulent les représentants impartiaux d’un ordre élevé auquel ils aspirent. Les gardiens et garants d’un monde soumis à un chaos inexpugnable. C’est un fait pour Týr, qui ne partage pas la haute estime de Mercy à son égard.

Si mon travail était à ce point remarquable, Sanctum ne subirait pas actuellement les affres d’une violente tempête, songe-t-il. Depuis son retour, le Vice-Primat de l’Ordre a plutôt l’impression d’endiguer le chaos comme un marin colmaterait les brèches d’un navire en perdition.
Il adresse cependant à la Slave, qu’il savait sincère dans le choix de ses mots, un sourire poli.

— Je te remercie de la confiance que tu me portes.

Pourquoi contrarier la douce expression de son visage ? L’expression sereine de sa joie ? Dorian cloître ses préoccupations dans un abri secret, loin du regard affuté de la déesse.
Toute créature vivante porte son fardeau, de la fourmi ouvrière en quête de nourriture aux plus hautes divinités de Sanctum. Týr n’a jamais voulu partager le sien, sinon pour des motifs stratégiques. Une stratégie qui, à l’heure actuelle, n’implique pas son amie à titre individuel.

Il ne songe pas un instant au rôle qu’elle pourrait jouer dans sa relation avec Athéna, aveugle à l’allusion taquine comme les racines d’un arbre à l’immensité du ciel qui le surplombe.

L’épreuve que traverse le trio slave est abordée. Dorian scrute sa vis-à-vis sans détour, évalue les tourments et les difficultés autant par son attitude que le choix des mots prononcés. Non qu’il soupçonne Mercy de mensonge, mais le corps véhicule des émotions que le langage ne permet pas toujours d’exprimer.

— Tes paroles confortent l’impression que Tony m’a laissée, et la confiance que je porte à votre résilience. Elle a accepté mon jugement avec un grand courage, tu sais. Tête haute, malgré les remords et la culpabilité. Je ne l’ai guère épargnée sous prétexte des liens d’amitié qui nous unissent. (Son regard s’élève vers le ciel azur qui lui octroie sa force.) J’ai néanmoins l’impression que plus nous avançons sur le fleuve du temps, plus les épreuves nous pèsent. Car nos épaules sont moins robustes qu’au temps jadis, nos jambes faiblissent sous le poids du matérialisme qui détourne nos croyants de la foi. C’est une « nouvelle normalité » à laquelle nous devons nous accoutumer.

Son regard intense se porte à nouveau sur la déesse. À la posture droite et assurée du Nordique, on peinerait à l’imaginer ployer sous une montagne.

— Pardonne-moi. Me voici à digresser sur la politique des Modernes, quand c’est l’amie et non l’alliée que je suis venu voir. Vous avez une chance inouïe de fonctionner à trois. Tant que vous restez proches les uns des autres, cette interdépendance ne sera jamais une faiblesse, mais votre plus grande force.

Une interdépendance que Týr a parfois l’impression de vivre avec Athéna… quand leur travail respectif ne les oblige pas à mettre tout sentiment de côté pour garder un esprit concentré, neutre et objectif.
Mercy l’interroge sur la déesse dont il ne désire plus se séparer, et Dorian reste sans voix. La question est pourtant banale. Si tristement banale que le Nordique se reproche le trouble qui l’affecte dès lors que son nom est prononcé.

— Je pourrais te répondre qu’Athéna va bien. Que son cœur héroïque ne flancherait pas sous une pluie de météores incandescents, à l’abri de son égide. Que son regard pers contemple l’avenir avec sagesse et intelligence. Et ces mots seraient pure vérité. Mais il est un autre aspect de la vérité que je ne peux occulter… Athéna reste pour moi un mystère. (Un papillon aux grandes ailes bleues et vertes traverse leur champ de vision.) Elle est comme ce lépidoptère que je suis du regard, dont j’admire les couleurs vives et les mouvements gracieux, dont je comprends le fonctionnement élémentaire et le mode de vie, sans pour autant me fondre dans son âme d’insecte. (Un petit rire s’échappe de ses lèvres.) Je crois savoir, cependant, qu’elle me plongerait sa lance en plein cœur si elle entendait cette comparaison peu flatteuse.

Main posée sur le cœur, il sourit un peu bêtement en songeant à l’humour très particulier d’Athéna. Un humour qu’il a appris à aimer, lui qui n’a jamais été réputé pour sa drôlerie.

— J’éprouve parfois le sentiment d’être un idiot en sa présence. Pourtant, la sensation est tout aussi agréable que désagréable. Cela t’arrive-t-il à toi aussi, ou suis-je un crétin qui s’ignore ?

Long time no see

Týr évolue depuis des temps reculés parmi les figures d’autorité, les guerriers au visage dur et les scélérats au regard agité. Avec sa douceur et son calme, Mercy lui offre une vue complaisante sur le monde, une perspective que le dieu intransigeant n’adopte pas de façon spontanée. Les rares amis de Týr, dont le trio slave représente à eux seuls une part importante, le sont devenus lentement, parce qu’ils avaient un engagement et des valeurs en commun. Leur amitié est restée sobre, pudique ; une relation que les sociétés modernes qualifieraient d’austère.

— Tu as raison. Ma conception et ma pratique de l’amitié sont quelque peu rigides et désuètes.

Un constat, une autocritique qui s’étend d’ailleurs à une foule de domaines.
Dont un, en particulier, où son inexpérience personnelle susciterait les railleries de maints humains adultes. Un domaine qu’Athéna est la première à occuper.

Il hausse un sourcil en réaction au geste amical de Mercy. S’émeut du regard de la déesse diurne alors que les lèvres éternellement amoureuses prononcent le nom de Myesyats. Dorian ressent une chaleur se diffuser dans sa poitrine de héros, alors que le silence se prolonge et que le visage gracieux d’Athéna se superpose à son champ de vision.

— Ce que tu me dis n’est pas très rassurant. Je n’ai pas envie de me sentir idiot le reste de l’éternité.

Pire, Mercy parle d’incertitude sur ce qu’on doit faire et ne pas faire ! Ce qui, pour Týr, équivaut à ne plus savoir ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Si la balance de la justice se met à défaillir, où ira le monde ? À quoi servira-t-il ?

Mercy ne semble pas souffrir de ces incertitudes, allongée dans l’herbe grasse le visage serein et… heureux.
En contraste total avec le visage fermé de Dorian, comme si le Nordique retournait à ses anciens penchants.

— Tu me parles de chérir ce sentiment, mon amie, mais je ne saurais chérir le trouble. Je ne peux pas me permettre d’avancer sans savoir où je vais, ni de m’arrêter pendant que sévit l’agitation autour de moi. (Il se lève, tend le bras vers le Nord.) La boussole qu’utilisent les humains pour se repérer pointe toujours dans cette direction. C’est une direction fixe, fiable et sûre. Un repère pour tous les voyageurs égarés à travers le monde. Mon regard et mes actions pointent de la même manière vers l’ordre et la justice. Mes croyants ont foi dans le chemin que je leur indique ; ils savent que jamais je ne dévie. Qu’aucune lumière ne saurait m’aveugler ou me distraire de ma route.

Le dieu place les mains sur les hanches, dans une pose qui inspire la force des géants et la solidité du roc.

— J’ai bien peur que le sentiment que tu décris ne soit pas fait pour moi, aussi merveilleux soit-il.

Et pourtant…

Long time no see

L’affaire s’aggrave : Athéna n’est guère présente pour le perturber, et pourtant le rire de Mercy le fait à nouveau se sentir idiot. Parce que leur conversation porte sur elle. Elle, dont il aperçoit le visage dans la forme des nuages. Athéna, dont le parfum l’enivre à travers les longs couloirs du Palais des dieux. Irene Whitestone, dont la voix l’ensorcelle à la manière d’Ulysse, attaché au mât de son navire voguant au milieu des sirènes.

Le front de Dorian se barre d’un pli sévère. Il ne porte aucun grief envers Mercy, dont il sait les mots et le cœur totalement exempts de malveillance à son égard. Il n’accepte pas le trouble de son esprit, malgré les sensations agréables qui l’accompagnent.

La déesse se redresse et Dorian braque ses yeux saphir sur la peau diaphane de la Slave. Les paroles cousues d’argent n’apaisent pas seulement les magnifiques équidés de Sanctum, toujours paisibles en sa divine présence ; elles glissent avec douceur sur le visage de Dorian. Grâce à leur force de conviction, elles parviennent même à détendre ses traits austères.

— Je connais ta valeur, Zorya Utrennyaya, mais je ne suis pas dans ta tête pour connaître les hésitations qui précèdent tes actions.

Le dieu nordique réfléchit, juge. Conserve le recul et l’objectivité inhérents à ses fonctions. Telle est sa nature, le fondement de son essence divine. Un trait de caractère qui crée une distance envers ses congénères divins, le rend quasi inaccessible au commun des mortels.

Il opine de la tête à l’évocation du drame qui avait frappé Myesyats et fortement affecté les deux sœurs, lesquelles avaient continué à veiller sur leurs croyants.

— Sur ce point, je te comprends. J’ai aussitôt su quoi faire, comment réagir lorsque Nora a tiré sur Athéna, menaçant de détruire son enveloppe. Tu n’as pas besoin de m’expliquer.

Dorian croise les bras sur sa poitrine, marquant l’inflexibilité de sa position. Sa voix ne tremble pas, malgré la vive émotion qu’évoque ce souvenir. L’idée de perdre Athéna, d’assister à l’extinction de son essence divine déjà affaiblie par maintes réincarnations, lui était insupportable. Au point qu’il veuille la protéger bien plus que lui-même.

Mercy lui parle d’habitude, de familiarité en propos censés. Dorian acquiesce silencieusement. Elle possède une expérience que le dieu chaste n’a pas. Parmi les innombrables divinités de Sanctum, Týr fait partie des rares à n’avoir jamais connu l’amour, sinon à travers les vies agitées de Godric et de Dorian. Le premier a violé un nombre considérable de femmes avant un mariage relativement heureux, le second voyait chez le sexe opposé un moyen d’user de son pouvoir de séduction et de satisfaire sa libido.

La provocation finale de la Slave aboutit à l’effet escompté : les traits de Dorian se durcissent à la manière d’une cascade montagneuse saisie par le gel.

— Ma confiance envers Athéna dépasse tout ce que j’ai connu, depuis l’émergence de ma conscience dans un ciel chaotique jusqu’à aujourd’hui. Sa noblesse est semblable au cœur du soleil : puissante, éblouissante et captivante. Toutefois Athéna souffre d’un côté… susceptible et revanchard qui s’apparente aux taches sombres apparaissant à la surface de l’astre diurne. Nul n’est parfait.

Et nul n’ignore la vieille querelle qui oppose Athéna à Morrigan. Ce sujet de discorde revient sur le tapis à la moindre évocation de la Celte, et le passé d’Athéna regorge d’histoires similaires. Malgré tout, Týr a acquis la certitude qu’aucune inimitié ne détournerait Athéna des préceptes de la justice. Elle agissait uniquement de manière excessive, parfois…

— Je pense toutefois avoir la capacité de la rendre meilleure, tout comme je sens au fond de mon être qu’elle me rend meilleur. Ce changement d’enveloppe m’a redonné vie, Zorya. Athéna y est pour beaucoup ; sans elle, j’aurais certainement parcouru l’immensité du Cosmos jusqu’à la fin. Ou durant une longue période.

C’est tout ce que la pudeur du Nordique lui permet de dévoiler. Il a même l’impression d’en avoir dit trop, et pose aussitôt la première question qui lui vient à l’esprit pour éviter un interrogatoire embarrassant.

— Comment avez-vous géré cette… transition, Myesyats, ta sœur et toi ? Vous êtes-vous… rapprochés au cours d’une période de crise, ou avez-vous réfréner vos sentiments jusqu’à l’avènement de jours meilleurs ?

Il réalise que l’interrogatoire embarrassant, c’est lui qui vient de l’initier.

Long time no see

Týr comprend rapidement que son cas présente peu de points communs avec Zorya. Le Nordique autant que la Slave ont écrit des chapitres singuliers dans le long récit narrant la kyrielle d’amours divins.
Zorya n’a jamais été seule ; son essence est unie à celle de sa sœur depuis les origines. Indissociables, elles sont devenues épouses et amantes fusionnelles d’un même dieu issu de leur panthéon.
Týr a toujours été un dieu solitaire. Unique fils d’un géant dont il a seulement hérité l’incroyable vigueur. Sans lien étroit avec les autres divinités nordiques. Jamais intime avec qui que ce soit. Étranger aux sentiments amoureux, jusqu’à tomber sous le charme insoupçonné d’une déesse grecque – vierge de surcroît.
Toutefois, les paroles de Mercy se gravent dans l’esprit du Nordique toujours assoiffé de compréhension.

— Tu as raison, votre histoire atypique même parmi les dieux ne m’aide pas de façon directe, pourtant me voici grâce à toi plus ouvert et plus sage. Chacun doit tracer son propre chemin, écouter d’égale manière les murmures de son âme et les cris de son cœur. C’est moi qui dois te présenter des excuses pour t’interroger sur un sujet aussi privé. Il y a beaucoup d’interrogations qui ne me préoccupaient jamais, autrefois, ou d’un point de vue strictement théorique, car je n’avais rien vécu.

Le regard de Dorian se perd quelques instants dans la contemplation de la terre et du ciel. Du lointain horizon où se mêlent l’océan et les nuages. Son esprit embrasse désormais le monde en terme d’union. Comment a-t-il pu traverser les millénaires sans remarquer la beauté inhérente aux différences et aux accords ? Une beauté qu’il entrevoyait déjà, à travers un filtre gris. À travers des yeux incapables de capter les couleurs qui font vibrer les cœurs des divins et les mortels.

— Ton conseil est juste et pertinent. J’ai l’intention de parler un jour à Athéna, mais… (il hoche la tête de gauche à droite) tu peux me classer parmi ceux qui attendent le bon moment. Et c’est le choix de ce moment qui me préoccupe. Athéna subit déjà une pression phénoménale sur les épaules. Elle est l’Atlas de Sanctum, empêchant que notre monde s’ébranle dans le néant. Mon rôle, ma mission, mon vœu le plus cher est de l’aider à soutenir cette charge. Je ne veux pas ajouter un nouveau tracas à son âme. Elle sait déjà que je lui suis fidèle, qu’elle peut compter sur moi. C’est ce qui importe le plus.

Il pose une main amicale sur celle de Mercy, la regardant sans détour.

— Tu es la première à qui je parle aussi ouvertement de ces choses, Zorya Utrennyaya. Mes véritables amis se comptent sur les doigts d’une main, et je suis heureux que tu en fasses partie.

Et pourtant, à aucun moment il n’a énoncé de manière explicite les sentiments qu’il éprouve pour Athéna. Ni même prononcé le mot en A que lui inspire chacune des pensées destinées à la déesse. L’Amour qui foudroie les poitrines et inspire les poètes depuis l’invention du langage.
Un sourire pudique apparaît sur le visage de Dorian.

— Tu sais, je ne suis pas aveugle aux regards que toi et ta sœur jetez sur nous lors de nos passages au Moon and Stars. Avec Tony et ses lunettes, c’est évidemment plus compliqué, mais j’ai appris à déchiffrer ce que masque l’opacité de ses verres. À décoder ses paroles sibyllines, comme les petits gestes que tu nous réserves. (Le sourire de Dorian s’élargit, ses yeux brillent d’un éclat limpide.) Je vous serai éternellement reconnaissant pour votre bienveillance et votre délicatesse, et je suis certain qu’Athéna aussi. Quoique pour la délicatesse, j’émets quelques réserves…

Un rire léger s’échappe des lèvres de Dorian. Athéna est une déesse fascinante à plus d’un titre, et le contraste entre la finesse de son esprit et son comportement parfois brusque en fait partie. Lui-même restera à jamais un dieu de la guerre, car il y aura toujours des causes justes à défendre.

— Elle est vraiment accro à vos pâtisseries, vous avez dû le remarquer… Au début, je croyais qu’elle utilisait vos créations à des fins stratégiques, afin de corrompre les services juridiques de la ville avec vos délices sucrés, mais je la soupçonne d’une authentique gourmandise ! Le plaisir qu’elle prend à venir au Moon and Stars est un régal en soi. Je pourrais la contempler pendant des heures, à me délecter de la courbe souriante de ses lèvres, du ravissement dans ses yeux incomparables. C’est une expérience qui vaut les prières de mille croyants. J’espère être en mesure de lui offrir un tel bonheur un jour…

… et pour toujours, songe-t-il alors son cœur se met à battre plus fort.
Le regard se fond dans la prescience du futur, puis Dorian désigne les paisibles chevaux d’un signe de tête.

— Selon toi, lequel me correspond le mieux ? En raison de mon changement d’enveloppe, je pense avoir besoin d’un nouveau cheval attitré.